Il est inutile de se le cacher : les chrétientés orientales traversent la période la plus problématique de leur longue existence. Il est inutile de chercher à vouloir trouver un bouc émissaire, tapi dans l’ombre, déguisé sous plus d’un masque et prêt à se jeter sur ces groupes humains de l’Orient qui relèvent de multiples juridictions ecclésiastiques, héritières de vieilles querelles théologico-politiques dont certaines remontent à l’époque romaine.
Ces chrétientés disent ouvertement leur peur actuelle. Par là, elles sous-entendent leur crainte fantasmatique d’entrer en agonie. Le printemps arabe ne les rassure pas. Certains chefs ecclésiastiques le clament tout haut. Il y a là un abîme de souffrance, c’est-à-dire « une sorte de besoin de l’organisme de prendre conscience d’un état nouveau qui l’inquiète » (Proust).
Mais ce sentiment irrationnel est alimenté par toute une rhétorique qui entretient l’insécurité psychologique. La seule notion de « chrétiens d’Orient », et non de « chrétiens en Orient » ou de « chrétientés orientales », est lourde de sous-entendus qui remontent à la fameuse « Question d’Orient » qui était, en fait, une question stratégique de l’Occident. Par « Orient » il y avait lieu de comprendre, non une étendue géographique où le soleil se lève, mais un espace culturel doublé d’un ordre politique, celui de l’univers de l’Islam. Ainsi, le fameux « chrétiens d’Orient » signifie en réalité « chrétiens de l’Islam ». Dans un tel contexte, « christianisme » et « islam » sont coextensifs l’un à l’autre . Les peurs irraisonnées, publiquement exprimées, deviennent ainsi plus intelligibles.
Ce « chrétien de l’Islam » se rend-il compte de ce que signifie le printemps arabe ? Tout indique que non. Nul ne s’aperçoit, derrière le mouvement des foules, qu’une mutation est en train de s’opérer au sein de l’Islam lui-même. L’homme musulman, celui du Levant du moins ou du Machreq, se métamorphose sous nos yeux. Il réclame sa dignité individuelle, il s’insurge contre la tyrannie que lui font subir les siens, il a cessé d’être objet de l’histoire, il en devient le sujet, et il verse son sang pour cela. Il fait l’histoire, la sienne, sous nos yeux. Le concept d’Islam lui-même risque, à plus ou moins longue échéance, d’avoir un autre contenu culturel que celui auquel nous avons été habitués depuis si longtemps. C’est ce changement inattendu que la peur chrétienne exprime. Le chrétien a peur de ce saut dans l’inconnu que le musulman est en train de faire subir à l’horizon culturel du Levant. Le musulman se réveille mais le chrétien n’arrive pas à s’apercevoir que celui qui se réveille ainsi n’est pas le vieux conquérant mais tout simplement un être humain, ni meilleur ni pire que lui-même. Un être humain qui se cherche, qui secoue la poussière épaisse que des siècles de décadence ont amoncelée sur ses épaules. Rien ne dit que l’entreprise réussira mais cet homme a décidé de rompre avec un certain passé.
Le chrétien, lui, préfère la sécurité du bon vieil Islam avec lequel on pouvait établir des compromis plus ou moins boiteux, mais qui avaient l’avantage d’assurer la survie à un groupe confessionnel complètement investi par l’esprit de corps. Nul ne peut nous convaincre que le chrétien a peur de ne plus pouvoir porter le témoignage que Jésus-Christ lui a confié. Un tel patriarche disait récemment : « mieux vaut le mal familier que l’inconnu qui se profile». Un autre réclamait, avec force gesticulations, de ne pas se laisser impressionner par l’Occident et de mettre au point une déclaration des droits de l’homme arabe. Le prélat avait sans doute oublié que tous les hommes descendent du même couple originel et qu’ils sont tous, par nature, égaux en dignité et en droits. Les incohérences d’un troisième sont trop nombreuses pour être énumérées.
Tout ceci est pénible à constater. Mais il ne faut pas se hâter pour affirmer l’agonie ou la mort des chrétientés orientales. Il s’agit de la mort d’un ordre ancien, celui des millets ottomans, celui des communautés sectaires fermées, piégées par l’esprit de corps, minées par la maladie identitaire. Le printemps arabe est, aussi, celui de ces chrétientés à qui il appartient de relever en tant que société civile, les défis des ruptures culturelles qui leur font face. Le danger qui guette les foules arabes est le danger par excellence de la modernité : la massification. Contre la massification des hommes, la vision chrétienne du monde dispose d’un remède de choix : son sens inné de la personne humaine dont le bien-être prime celui du groupe.
L’ordre ancien qui se meurt est celui des individus englués dans des corps massifs. L’ordre nouveau que les chrétientés pourraient contribuer à faire apparaître en Orient est celui des réseaux articulés composés de personnes humaines, sujets et non objets de l’Histoire.
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*Beyrouth
Traduit de l’Arabe par l’auteur en ce jeudi 17 novembre 2011