FIGAROVOX/ENTRETIEN – La Turquie a décidé d’engager le combat contre les djihadistes de l’Etat islamique avant de bombarder une base du PKK, le parti kurde. Pour Hadrien Desuin, la stratégie pragmatique d’Erdogan est ambiguë.
Ancien élève de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr puis de l’École des officiers de la Gendarmerie nationale, Hadrien Desuin est titulaire d’un master II en relations internationales et stratégie sur la question des Chrétiens d’Orient. Il a dirigé le site Les Conversations françaises de 2010 à 2012. Aujourd’hui il collabore à Causeur et Conflits où il suit l’actualité de la diplomatie française dans le monde.
LE FIGARO. – Le monde a salué le revirement de la Turquie dans la lutte contre l’Etat islamique. Comment expliquer cet engagement tardif et l’ambiguïté entretenue sur son positionnement sur les djihadistes de l’EI?
Hadrien DESUIN. – La Turquie a déjà déclaré la guerre à l’Etat islamique à de nombreuses reprises. En ce sens la réjouissance occidentale est très prématurée ou bien très en retard. L’Etat islamique avait pris de nombreux otages turcs lors de son avancée foudroyante de l’été 2014 à Mossoul et elle menaçait le mausolée du fondateur de la dynastie ottomane dans le nord syrien. Pour autant, l’ambiguïté perdure: la Turquie a ménagé ce groupe islamiste en lui servant de base arrière pour ses blessés, son pétrole et ses fournitures en tous genres. Car à choisir, comme on l’a vu à Kobané, elle préfère encore l’Etat islamique aux marxistes kurdes qui menacent son intégrité territoriale. Quand les Etats-Unis ont renoncé à bombarder Assad, la Turquie, de même que la France, a manifesté sa déception ; elle demeure sur l’idée que la coalition doit bombarder en priorité Assad, plutôt que l’EI.
Il y a quelques mois, lors de la dernière réunion des ministres des affaires étrangères de l’OTAN à Antalya, la Turquie appelait déjà à se mobiliser contre Daech, sans pour autant autoriser les Américains à décoller de ses bases pour bombarder son ennemi. Les buts de guerre ne sont pas définis de la même façon par les Américains et par les Turcs. Plusieurs annonces d’accord avec la coalition américaine ont eu lieu sans jamais déboucher.
L’armée turque a effectué des frappes aériennes contre l’EI en Syrie, après un attentat meurtrier à Suruç, puis attaqué une base du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). La guerre contre l’EI est-elle un prétexte pour combattre les Kurdes, pourtant farouches adversaires de l’EI – notamment à Kobané?
La riposte turque contre l’Etat islamique est la réaction minimale qui s’imposait à la Turquie. L’EI a une stratégie tous azimuts et ne ménage pas beaucoup ses alliés objectifs. La Turquie a profité de cette riposte – à partir de son territoire, a-t-elle précisé – pour effectivement frapper les Kurdes syriens, et irakiens, pourtant en pointe dans le combat contre Daech. Pour la Turquie, le problème kurde est une question intérieure, bien plus sensible que la guerre en Syrie. L’ennemi principal est donc le parti kurde, où qu’il soit. La Turquie s’inquiète de voir les Kurdes chasser l’EI de sa frontière avec la Syrie. Les dénégations officielles ne trompent personne. L’EI est en train de perdre son dernier débouché vers la Turquie, de même pour l’alliance djihadiste que la Turquie soutient en Syrie (Al Nosra). Or on ne peut combattre l’EI et les Kurdes en même temps ; attaquer les Kurdes c’est indirectement défendre l’EI ou le Front Al Nosra.
La Turquie pratique l’entrisme à Bruxelles, à l’OTAN et dans l’UE. Elle profite de ces alliances occidentales pour manœuvrer en Syrie.
Quelle est la stratégie de la Turquie dans le cadre de l’OTAN, quelles sont ses relations avec ses partenaires étasuniens et européens sur la question de l’EI?
Il s’agit d’entrisme et de manipulation. Le double jeu continue depuis deux ans maintenant. La Turquie a été furieuse de voir à l’été 2013 les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni renoncer à frapper Bachar sous couvert d’accord américano-russe sur le désarmement chimique. Il n’y a que Hollande pour se réjouir de la pseudo guerre turque contre l’EI (à laquelle il ne participe même pas en Syrie). Et il ne dit pas un mot sur les Kurdes. La Turquie pratique l’entrisme à Bruxelles, à l’OTAN et dans l’UE. Elle profite de ces alliances occidentales pour manœuvrer en Syrie. Elle avait déjà obtenu des batteries de missiles Patriot et des radars pour surveiller et contrôler l’armée syrienne. Aujourd’hui, elle cherche toujours à mobiliser la coalition dans son combat contre Bachar et la gestion des réfugiés en formant une zone d’interdiction aérienne, mais les Américains acceptent mal que la Turquie frappe ses meilleurs alliés contre l’EI qui sont les Kurdes. Il y a donc fort à parier que l’accord américano-turc va de nouveau capoter faute d’accord sur les buts de guerre. L’OTAN s’avoue impuissante sur ce dossier, ce qui devrait poser la question du maintien de la Turquie dans l’alliance et dans le processus d’adhésion à l’UE.
Début 2011, les Turcs ne voulaient pas faire la guerre à Bachar, puis ils se sont ralliés à l’opposition syrienne en misant sur un mouvement sunnite qui finirait par faire tomber le président syrien. On répétait partout que Bachar allait tomber. Pourtant il était évident qu’une déstabilisation de Bachar avantagerait les Kurdes syriens. Il y a à présent un effet boomerang: les Turcs ont joué aux pompiers pyromanes en Syrie, ils subissent à présent les conséquences de leurs actes. Il y a des passerelles entre le PKK turc et le YPG syrien, fondamentalement opposés à l’islamisme conservateur d’Erdogan.
Erdogan pourrait profiter de cette guerre contre le «terrorisme» dans un but électoral : marginaliser les Kurdes, les assimiler à l’EI et s’allier aux nationalistes ou aux kémalistes turcs.
Certains pensent que ce processus d’adhésion à l’UE en cours depuis 1987 n’a pas pour réel but l’entrée de la Turquie dans l’UE. Les fonds structurels et une tribune à Bruxelles suffisent…
Ils ne se retirent pas de ce processus car celui-ci leur procure des avantages, même sans débouchés tels que l’entrée de la Turquie dans l’UE. Il leur fournit un statut d’observateur, un accès privilégié à un certain nombre d’informations et de procédures à Bruxelles. Ils ont adopté une stratégie réaliste, pragmatique et fine. La Turquie fait feu de tout bois pour préserver ses intérêts.
Le PKK pourrait-il profiter de cette guerre contre l’EI pour obtenir davantage d’autonomie en Turquie?
Il ne me semble pas que le PKK soit dans une logique d’autonomie mais clairement d’indépendance, de résistance. Surtout depuis que la Turquie soutient discrètement les djihadistes contre les Kurdes de Syrie, ces derniers sont désormais dans une logique de guerre. De plus les Kurdes sont divisés entre eux – selon qu’ils soient turcs, irakiens ou syriens. L’émergence d’un grand Kurdistan paraît lointaine. Erdogan pourrait profiter de cette guerre contre le «terrorisme» dans un but électoral: marginaliser les Kurdes, les assimiler à l’EI et s’allier aux nationalistes ou aux kémalistes turcs.
Quelle est la position des Etats-Unis et de l’UE sur le PKK, puisqu’ils le considèrent à la fois comme une organisation terroriste et comme des alliés objectifs dans la lutte contre l’EI?
Les pays de l’UE ne soutiennent pas la campagne américaine en Syrie contre Daech mais uniquement en Irak. Par ailleurs le PKK intervient en Turquie alors que c’est son parti frère le YPG [ndlr: Unités de protection du peuple, branche armée du PYD, Parti de l’union démocratique, le parti politique kurde syrien] qui se bat contre l’EI. Alliés de fait avec l’armée loyale à Bachar al-Assad, les pays européens répugnent à soutenir les Kurdes de Syrie. Et en Irak, les Kurdes ne sont pas affiliés au PKK, Barzani est allié à la Turquie et la laisse bombarder les bases du PKK sur la frontière irakienne. La coalition américaine se garde bien d’intervenir dans les affaires intérieures turques contre le PKK, mais elle soutient la cause kurde à l’extérieur. D’où l’incompréhension américano-turque.