Sur le port de Beyrouth, les silos menacent de s’enflammer à nouveau

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Muriel Rozelier

« LÀ, ÇA PENCHE vraiment, non ? Et la fumée blanche qui se dégage ? Pas un bon signe du tout, ça. » Naïm Saleh regarde incrédule depuis les baies vitrées de son appartement de Gemmayzé les silos à grains du port de Beyrouth s’effondrer peu à peu comme dans un film au ralenti.

 

 

Cela fait trois soirs maintenant que ce jeune agent maritime se lève au milieu de la nuit pour vérifier que l’édifice tient encore debout. Sa crainte : avoir à quitter son appartement en urgence pour ne pas être pris au piège d’une nouvelle catastrophe.

Au soir du 4 août 2020, ces 48 cylindres d’une cinquantaine de mètres de hauteur répartis sur trois rangées, dans lesquels les réserves stratégiques en céréales du pays étaient stockées, ont absorbé une partie de la déflagration, qui a tué plus de 220 personnes et blessé 6 500 autres. Mais, lourdement endommagée, sa partie nord menace de s’effondrer « à plus ou moins moyen terme », prévient une étude publiée en 2021 pour le compte de la société d’ingénierie suisse Amann Engineering en collaboration avec l’université Saint-Joseph de Beyrouth.

Le gouvernement n’a rien fait. Un rapport du cabinet de conseil en ingénierie Khatib & Alami, commandé par le gouvernement cette année, estime pourtant urgent d’extraire les quelque 20 000 tonnes de grains toujours à l’intérieur de la structure abîmée afin d’éviter les risques d’incendies et d’explosions liés à leur fermentation. Les auteurs de l’étude précisent même que le site « est suffisamment sûr pour qu’on s’y approche afin d’en extraire le grain, à condition de prendre quelques précautions ».

Comme pour la catastrophe du 4 août 2020, l’inertie et l’irresponsabilité des autorités ont pavé la voie à l’inévitable. Début juillet, un feu que le gouvernement a dit ne pas réussir à maîtriser s’est déclaré à l’intérieur des silos les plus fragilisés. Il a brûlé presque un mois avant que quatre silos ne s’effondrent, dimanche 31 juillet… Sans faire de victimes cette fois-ci. Quatre à dix autres pourraient encore s’affaisser. « Les risques d’effondrement n’ont jamais été aussi élevés », a déclaré Emmanuel Durand, ingénieur français et auteur de l’étude menée de 2021 pour Amann Engineering, au site libanais L’Orient Today. Le gouvernement s’est contenté de sécuriser une zone d’exclusion de 500 mètres autour et de dévier la circulation des voies les plus proches. « Il voulait raser les silos, arguant de la dangerosité du bâtiment. Nous voulions les garder pour préserver la mémoire de la catastrophe. Les autorités ont joué la montre, mais ce n’est pas un accident. C’est la traduction du système politique dans lequel l’immobilisme et la cupidité sont des modes de gouvernance », explique Rodolphe Haddad, membre de l’Ordre des ingénieurs et des architectes de Beyrouth qui a lancé avec des associations de familles de victimes une initiative en juin pour la sauvegarde des silos et leur transformation en mémorial. Raser et reconstruire a un avantage aux yeux de la « manzoumé », l’élite politico-affairiste au pouvoir au Liban : les contrats publics estimés dans le cas de cet ouvrage à environ 70 millions de dollars.

30 000 tonnes de détritus jamais évacués

La paralysie et l’incurie politiques dont le gouvernement a fait preuve ici n’ont rien d’exceptionnel. Elles prévalent partout. L’état du port de Beyrouth, au sein duquel les silos ont été construits à la fin des années 1960, en est la parfaite illustration  : la catastrophe du 4 août 2020 a détruit 80 % de l’infrastructure, notablement ses parties historiques. Deux ans plus tard, le port demeure un no man’s land jonché de monticules de détritus industriels – environ 30 000 tonnes – jamais évacués.

La communauté internationale, la France en particulier, a paré au plus urgent… Bien que, selon l’Agence France-Presse, plusieurs pays, dont la France, n’ont pas répondu aux demandes du Liban de lui fournir des images satellites du moment de l’explosion, et la justice libanaise n’a toujours pas reçu les rapports finaux des experts étrangers qui ont participé aux enquêtes préliminaires.

Quant à reconstruire, cela demanderait de lourds investissements : 800 millions de dollars environ. « La reconstruction du port reste tributaire de la mainmise politique. Sans un large consensus à la libanaise, il ne peut y avoir de solution pérenne ou ambitieuse. À l’heure actuelle, celui-ci n’existe pas », explique sous couvert d’anonymat un spécialiste des infrastructures portuaires. Un accord a seulement été trouvé pour le terminal de porte-conteneurs, situé à environ 1 500 mètres des silos, attribué en février 2022 à la société française CMA CGM. « C’est ce qui a permis au port de survivre », confie-t-il. CMA CGM a déjà réhabilité une partie de son infrastructure, multipliant par trois le nombre de grues en fonction. Mais cette zone, pourtant au centre de la ville, prend chaque jour davantage des airs de bidonville.

Le Figaro

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