L’ex-président de la FIFA, Joseph Blatter, se confie en exclusivité au « Monde » après la confirmation de sa suspension de six ans.
A 80 ans, le Suisse Joseph « Sepp » Blatter est résolu à défendre son image et ce qu’il a « bâti » comme président de la Fédération internationale de football (FIFA), de 1998 à 2015. Alors que le Tribunal arbitral du sport (TAS) a confirmé, lundi 5 décembre, sa suspension de six ans, l’ex-patron du foot mondial échange à bâtons rompus avec Le Monde.
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Le TAS a confirmé votre suspension de six ans décidée par la FIFA. Pourquoi avez-vous choisi de jeter l’éponge, en ne saisissant par le Tribunal fédéral suisse, comme Michel Platini ?
C’est mon dernier combat sur le plan du droit sportif. Je ne veux pas mélanger les lois sportives avec le droit commun. J’avais demandé l’acquittement total. Sur ce dossier-là, j’ai jeté l’éponge. Dans le foot, tu apprends aussi à perdre. Mais le congrès de la FIFA peut encore décider de diminuer, lever cette suspension.
Avez-vous reparlé à Michel Platini ?
Non. J’aurais eu envie que lui et ses avocats se mettent d’accord pour qu’on défende notre cas ensemble. Mais lui voulait aller vite pour sauver sa candidature à la présidence de la FIFA.
Michel Platini a souvent évoqué un « complot politique » pour l’empêcher de devenir président de la FIFA. Qui aurait eu intérêt à le faire tomber ?
Il est dans le vrai pour le complot. Mais ce n’est pas moi qui l’ai empêché. Il ne devait pas devenir président de la FIFA, car il était responsable du fait que les Américains n’aient pas eu le Mondial 2022. Mais je ne suis pas Hercule Poirot…
Pensez-vous que Michel Platini devrait revenir au terme de sa suspension ?
Oui, bien sûr. Platini est une vedette. Il pourrait revenir s’il le souhaite. Il n’a plus que trois ans de suspension. Le temps passe vite. Il est jeune, il a vingt ans de moins que moi.
Le 2 décembre 2010, quelle est votre première pensée quand vous ouvrez l’enveloppe contenant le nom du vainqueur pour l’attribution du Mondial 2022, le Qatar ?
J’ai toujours espéré qu’on arriverait à amener la Coupe du monde 2018 en Russie et celle de 2022 aux Etats-Unis. On pouvait jouer cette carte diplomatique. Mais il faut bien dire, très amicalement, que Michel Platini, après la réunion qu’il a eue, à Paris, avec le président Sarkozy et l’émir actuel du Qatar [le 23 novembre 2010] m’a dit : « On m’a demandé de voter pour les intérêts français, et mon groupe ne va pas voter ce qu’on avait tacitement décidé de voter au comité exécutif [Comex]. » Cela ne m’a pas choqué. Pour l’attribution du Mondial 2010, il y avait eu la même chose. M. Chirac avait dit à Platini : « Tu ne vas pas voter pour l’Afrique du Sud, nous sommes très liés au Maroc. » Je savais que le Qatar allait gagner avant d’ouvrir l’enveloppe.
Le Qatar, c’est ce qui a entraîné votre chute ?
Tout a commencé avec ça. Les deux fédérations qui voulaient absolument avoir la Coupe du monde, l’Angleterre et les Etats-Unis, sont de mauvais perdants. Et puis il y a eu cette enquête américaine qui a été ouverte dans les Confédérations nord et sud-américaines. Mais je n’ai pas senti venir cette attaque du 27 mai 2015.
Les Américains ont-ils pris le pouvoir à la FIFA ?
Les Américains ont essayé de prendre la FIFA, en 2015. Ils ont essayé d’ouvrir des trucs contre moi. Mais là, il n’y a plus rien. C’était un peu la revanche par rapport au Qatar. Ils ont d’ailleurs peur de ne pas avoir le Mondial 2026…
Au regard des centaines d’ouvriers morts sur les chantiers, des difficultés liées à sa tenue en hiver, le Mondial 2022 au Qatar est-il votre grand regret ?
Si j’avais été le seul à voter, ça serait mon regret. Quand vous voyez les photos, je ne fais pas la même tête lors de l’ouverture de l’enveloppe Russie et de celle du Qatar. Mais je dois vivre avec les décisions prises par le Comex et vivre avec le Qatar malgré les pressions. La plupart des décès sont dus au fait que le Qatar a décidé de se réorganiser et de se développer. Ce n’est plus un petit émirat dans le désert, sans autoroute, ni hôtel. Le Qatar veut tout avoir. Il a organisé les Mondiaux de cyclisme. Je suis certain que le Qatar aura les Jeux olympiques un jour.
La justice suisse a relevé des mouvements financiers suspects autour de l’attribution du Mondial 2022. Peut-on encore la remettre en cause ?
Je ne vois pas comment on peut changer ça maintenant. L’actuel président de la FIFA [Gianni Infantino] a d’ailleurs confirmé que les Mondiaux seront organisés en Russie et au Qatar.
Le Qatar a-t-il acheté la Coupe du monde ?
J’ai toujours dit que les Coupes du monde ne sont pas attribuées grâce à des cadeaux ou des invitations faits à droite et à gauche mais suite à une influence politique. Comme pour les JO, c’est celui qui avait le plus d’influence qui a gagné. Si c’était le sponsoring qui avait eu une influence, les Etats-Unis auraient dû gagner, avec leurs grandes entreprises et les contrats de télévision. Le Qatar n’aurait eu aucune chance.
Qu’y avait-il d’aussi compromettant dans le rapport de l’enquêteur américain Michael Garcia sur ces attributions pour que la FIFA ne l’ait pas publié ?
Je ne l’ai jamais lu. Le président de la FIFA, qui a maintenant le pouvoir de nommer les membres du comité d’éthique, pourrait dire aujourd’hui « on le publie ».
Dans le livre The Ugly Game (Blake et Calvert, 2015), vous êtes accusé d’avoir passé un deal avec l’émir du Qatar en lui assurant qu’il conserverait son Mondial en échange du retrait de votre challenger qatari, Mohamed Ben Hammam, lors de l’élection de 2011 à la FIFA. Est-ce vrai ?
Jusqu’où va le non-respect envers une organisation et son chef ? J’ai toujours été responsable de tout. Le premier ouvrier qui est tombé d’un échafaudage au Brésil pour le Mondial 2014, c’était aussi ma faute… Mais le Comex, choisi par les Confédérations, doit aussi assumer.
Le rapport McLaren a mis au jour un « système de dopage d’Etat » en Russie, dans le cadre des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi, tout en brocardant l’ex-ministre des sports Vitaly Moutko, patron de la Fédération russe de football et du comité d’organisation du Mondial 2018. Ces éléments renforcent-ils les doutes autour du Mondial 2018 ?
Ce « doping » organisé, c’est mauvais, je suis d’accord. Mais quand on prend la carte géopolitique du monde, retirer le Mondial à la Russie serait catastrophique.
Votre successeur, Gianni Infantino, a, lui-même, été blanchi le 5 août, par le comité d’éthique après une enquête sur des abus de dépenses et autres vols privés.
Cela prouve que la commission d’éthique n’était pas indépendante. Infantino peut choisir les membres du comité pendant un an. Même si on ne sait pas combien de temps ça peut durer. Cela remet en cause le principe d’indépendance. Le congrès n’aurait jamais dû accepter cet amendement, en mai, à Mexico.
Sepp Blatter, le 20 juillet 2015, lors d’une conférence de presse, lorsqu’un comédien anglais a jeté des faux billets pour dénoncer la corruption. FABRICE COFFRINI / AFP
Il aime dire qu’il gagne moins que vous (1,5 million de francs suisses, contre 3,6 millions de francs suisses pour M. Blatter en 2015). Cela vous choque-t-il ?
Dans Le Parisien, il a dit « quatre fois moins ». C’est normal qu’il gagne moins. J’ai fait ma vie à la FIFA, j’ai remis les finances en ordre. On me reproche une « mauvaise gestion ». Je suis arrivé avec des chiffres dans le rouge et, après dix-sept ans de présidence, il y avait 1 milliard de dollars de cash et 1,5 milliard de réserve. Il y avait même trop d’argent. Je n’ai jamais accepté de l’argent que je n’avais pas gagné avec des contrats.
La FIFA a mis au jour le versement, entre 2011 et 2015, de 80 millions de dollars – « en augmentation de salaire annuel, bonus liés aux Mondiaux et autres avantages » – à vous-même, votre secrétaire général, Jérôme Valcke (2007-2015), et au directeur financier Markus Kattner. Comment réagissez-vous à ces accusations ?
Ce rapport est faux. La FIFA le sait. Je n’ai touché qu’un seul bonus : celui pour le Mondial 2010, car j’ai eu le courage d’aller en Afrique du Sud et que ce Mondial a été une réussite. La FIFA est dans ses petits souliers car ces chiffres sont erronés. Je n’ai jamais touché 12 millions de francs suisses de bonus pour le Mondial 2014. La nouvelle administration de la FIFA est en train de nuire à mon image.
On vous accuse d’« effort coordonné » pour vous enrichir vous-même. Avez-vous touché de l’argent indûment ?
Je n’ai jamais touché de l’argent indûment. Si cela va devant la justice suisse, ils trouveront que tout ce que j’ai touché était légal.
En septembre 2015, la justice suisse a ouvert une procédure pénale à votre encontre, pour le versement à Michel Platini, mais aussi pour un contrat avec Jack Warner et l’Union caribéenne de football relatif aux droits télévisés des Mondiaux 2010 et 2014. Craignez-vous des suites pénales pour les mois, les années à venir ?
Pas du tout. Il y a un passage dans ce contrat sur le partage des bénéfices. Et Warner a été suspendu à vie. Je ne peux pas être touché par ça. Pour l’affaire Platini, la justice doit prouver la faute de l’accusé, contrairement aux juridictions sportives qui nous ont demandé de prouver notre innocence.
Durant votre règne, on vous a souvent accusé d’avoir, au mieux, volontairement détourné le regard face à la corruption pour conserver le pouvoir.
On avait commencé à faire le ménage avant 2011 et la création de la commission d’éthique indépendante, en suspendant deux membres du Comex. Pourquoi pas avant ? Comment pouvais-je savoir ? Je ne peux pas être responsable de la morale des membres du Comex. Je leur faisais confiance même, s’ils ne me l’ont pas rendu. J’ai été trop naïf, indulgent.
Avez-vous caché des choses ?
Non. Quand on a su, on est intervenu. L’affaire ISL [du nom de la société chargée des droits des Mondiaux jusqu’en 2001 et qui a versé des pots-de-vin à des membres de la FIFA]est passée devant le tribunal fédéral, en 2010, qui a dit : « Il n’y a rien concernant M. Blatter. » Moi, je n’en ai pas profité. J’ai changé les choses quand je suis devenu directeur exécutif. On a ouvert le marché de la télévision. M. Garcia, du comité d’éthique, m’a d’ailleurs blanchi dans ce dossier, en 2013.
Que pensez-vous des révélations « Football Leaks », l’ampleur de cette évasion fiscale organisée par l’agent portugais Jorge Mendes ?
Plus rien ne m’étonne dans le football. On a sorti les Panama papers [où les noms de Platini et Infantino sont cités] et cela a fait un tollé formidable. Plus personne n’en parle. Ce sera la même chose avec Mendes. Une autre affaire arrivera.
Avez-vous livré tous vos secrets ?
Il me reste un peu de réflexion à coucher sur le papier. Je tiens à ma réputation, car je n’ai pas triché.
- Rémi Dupré (Zurich, envoyé spécial)
Journaliste au Monde