Le Liban serait-il devenu aujourd’hui un pays à vendre ?
Le territoire de la cité n’est plus le bien de chacun parce que chacun est englué dans la gangue boueuse d’un champ ou d’un enclos sur lequel règnent en maîtres les chefferies barbares qui se sont approprié ce qui ne leur appartient pas. Que nul ne se berce d’illusions. À la tête de l’État, le président n’est point le premier magistrat d’une République, mais l’homme le plus fort, croit-il, de sa communauté religieuse. Il en est de même pour le président d’une Chambre des députés devenue, en réalité, une Grande Horde de tribus. Quant au Premier ministre, réduit au triste rôle de chef de bande, il est supposé, non pas gouverner, mais simplement présider les réunions d’une Loya Jirga des mêmes tribus qui composent la Grande Horde. La situation ressemble à celle de la fin de l’Antiquité où l’espace public des grandes avenues à portiques fut réduit à un simple caniveau. Les belles voies pavées devinrent de sombres ruelles étroites. On prenait soin de son seul espace intérieur. Quant à l’espace public extérieur, il était perçu comme « chose privée » du souverain faisant corps avec le prince, le monarque, le roi ou le sultan. L’Orient, qu’on le veuille ou non, ne s’est pas encore débarrassé d’une telle perception. Les individus ne se distinguent pas par leur civisme, parce qu’ils ne sont point des citoyens, mais des parcelles d’un corps possédant une identité factieuse. L’espace public n’est pas le mien, il est celui de l’État, et l’État c’est le sultan et son pouvoir autocratique. Et le sultan… je ne l’aime pas.
Tel est le résultat du brigandage opéré par les forces de facto qui ont pris en otage l’État libanais et ses citoyens, surtout depuis 2005. Point n’est besoin de rejeter la responsabilité sur l’étranger car le ver est, depuis longtemps, dans le fruit. La maladie politique libanaise semble être auto-immune. L’organisme sécrète lui-même les substances qui le détruisent petit à petit, exactement comme dans un cancer.
Alors ? Gouvernement ou pas ? Tout au plus, on verra émerger un compromis de plus, au sein de la Loya Jirga, uniquement dicté par l’opportunisme des intérêts particuliers et non par le « sage avis pour le bien de la cité » (Euripide). Quiconque capable de payer grassement trouverait, probablement, non pas dix mais plusieurs centaines de candidats pour un portefeuille ministériel. La corruption est la règle, la probité morale est devenue l’exception. Et s’il en est ainsi, c’est parce que le politique n’est plus en mesure de jouer son rôle central de régulateur conformément à ce que fait dire Euripide à Thésée : « Sous la tyrannie, les lois ne sont pas les mêmes pour tous (…), l’égalité n’existe plus. Au contraire, sous le règne des lois écrites, pauvres et riches ont les mêmes droits. Le faible peut répondre à l’insulte du fort, et le petit, s’il a le droit pour lui, peut l’emporter sur le grand. »
Le Liban vit-il sous la tyrannie de la corruption ? C’est en tout cas ce que pensent la plupart des citoyens sans oser le dire tant le pouvoir actuel leur semble liberticide. Le Liban rappelle Rome durant la guerre de Jugurtha que rapporte Salluste. Ce roi de Numidie, guerrier courageux et diplomate habile, avait opposé une résistance farouche à l’expansionnisme romain. Venu à Rome pour défendre sa cause, il s’était assuré la complaisance de nombreux patriciens et de sénateurs, les comblant de son or et de ses trésors. Cependant, il finit par être expulsé car tout le monde n’était pas à vendre.
Les paroles lapidaires que Jugurtha prononça en quittant Rome peuvent être adressées au Liban qui se débat dans les querelles mafieuses de ses clans : « Ville à vendre et condamnée à périr si elle trouve un acheteur ! »
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*Beyrouth
L’Orient Le Jour