Pour la deuxième fois en un mois, le président se rend à Beyrouth ce lundi, où il espère arracher «un gouvernement de mission» pour sauver le pays.
Envoyé spécial à Beyrouth
«Je ne vous lâcherai pas.» Trois semaines après avoir fait ce serment de fidélité aux Libanais, Emmanuel Macron revient à Beyrouth. Sa première visite début août, 48 heures après la tragique explosion qui tua 190 personnes au port de la capitale et dévasta des quartiers entiers de la ville, a été un succès. Se plaçant délibérément aux côtés d’un peuple traumatisé et révulsé par l’incompétence de ses dirigeants, il appela ces derniers à un sursaut pour sauver un pays au bord de la faillite.
Dans une indiscrétion au Figaro à la fin de sa visite éclair, le 6 août dernier, le président français a brandi la menace d’imposer des sanctions aux leaders politiques, réfractaires aux réformes et au «nouveau contrat» qu’il appelle de ses vœux au Liban. Cette épée de Damoclès incitera-t-elle les parrains d’un système épuisé et miné par la corruption à enfin bouger? Le déplacement du chef de l’État, qui commence ce lundi soir par une rencontre chez une icône, la chanteuse Fayrouz, s’annonce ardu.
Capacité d’entraver les réformes
La France veut «un gouvernement de mission», «un gouvernement propre, efficace, capable de mettre en œuvre les réformes souhaitées par les Libanais», dit-on à l’Élysée. Réforme des secteurs de l’électricité et des télécommunications (pompes à finances de certains partis), audit de la Banque centrale (boîte noire de la corruption), ouverture des négociations avec le FMI… La liste est longue au-delà même de la lutte anticorruption – création d’un Sénat, autorisation du mariage civil – dans un pays où la moitié de la population vit désormais sous le seuil de la pauvreté. Grâce à la majorité dont ils disposent au Parlement, les principaux chefs de parti ont encore la capacité d’entraver le chemin des réformes.
Pour contourner cet obstacle – sans vouloir revenir sur le pacte national de 1943 qui partage le pouvoir entre confessions – l’idée d’Emmanuel Macron est de «geler le temps politique jusqu’au rendez-vous des prochaines élections législatives, que les partis traditionnels fassent un pas de côté pendant un temps nécessaire», selon l’entourage du chef de l’État. Il s’agit d’obtenir «un gouvernement de mission fort, d’une douzaine de techniciens avec des pouvoirs exceptionnels octroyés par le Parlement, afin de lui donner le temps de réaliser des réformes et d’engranger ensuite une victoire électorale», décrypte Alain Bifani, directeur général du ministère libanais des Finances, jusqu’à sa démission en juin.
Ce sera l’objectif de la rencontre mardi soir à la résidence des Pins avec les chefs de ces principaux partis, qu’Emmanuel Macron a déjà houspillés, le 6 août. «Obtenir, à défaut de majorité au Parlement, une couverture politique pour avancer», ajoute une source libanaise à Beyrouth. «Macron n’est pas sorti de l’auberge, prévient-elle. Il va demander aux partis de se saborder alors qu’ils vont se faire cracher dessus au cours des prochains mois, car on est au fond de l’abîme. Son voyage est risqué.» «C’est vrai, répond un proche du chef de l’État, mais les leaders libanais n’ont plus le choix, ils couleront avec le Titanic, s’ils n’acceptent pas de mettre de l’huile dans les rouages.»
Pression multiforme
Les chefs de parti ont compris que le serment de fidélité d’Emmanuel Macron était à double tranchant: amical certes, mais intimidant aussi. «Oui, on pense aux sanctions, mais il faut le faire avec les Américains pour que ce soit efficace», nous confiait le chef de l’État, le soir de sa première visite à Beyrouth. «Brandir l’arme des sanctions a fait frémir beaucoup de gens, constate Alain Bifani. Il y a eu comme une onde de choc chez les politiques.» «Est-ce vrai qu’il vous a dit envisager de sanctionner des responsables, s’ils ne coopéraient pas?», téléphonait, inquiet, Simon Abiramia, un député proche du président de la République, Michel Aoun, peu après la mise en garde du chef de l’État français. De fait, «Macron a commencé de travailler avec Donald Trump sur un régime de sanctions avec déjà des noms», confirme une source informée.
Quelques jours après l’appel téléphonique du président de la République à Donald Trump, dans la foulée de son premier déplacement au Liban, la visite à Beyrouth le 13 août du secrétaire d’État adjoint pour le Proche-Orient, David Hale, s’inscrivait dans cette épure de sanctions à mettre en place. Oui mais lesquelles? «Il faut que sur la première liste figurent des noms de toutes confessions et de toutes les mouvances, sinon elle ne sera pas crédible», recommande un connaisseur du dossier.
«La liste est facile à faire, confie un expert économique. Si vous dites à Gebran Bassil, (ex-ministre chrétien des Affaires étrangères et gendre de Michel Aoun), Nabih Berri (président chiite du Parlement) et à Saad Hariri (ex-premier ministre sunnite) que s’ils persistent à ne rien faire, ils ne pourront plus se déplacer dans aucun pays de l’OCDE et que leurs avoirs à l’étranger, financiers et immobiliers, seront gelés, ça devrait porter, car il n’y a qu’en tapant au portefeuille qu’ils comprendront», ajoute cet expert, familier du Liban.
Le message commence à être reçu par certains. «J’irai jusqu’au bout dans la lutte contre la corruption. Tous les responsables devront répondre de leurs agissements. La justice tranchera. Il n’y aura ni concession ni exception», déclare le président libanais au Figaro. «Ce n’est pas Michel Aoun qu’il faut sanctionner c’est le clan, avertit l’expert économique: Gebran Bassil, Mireille et Claudine (deux filles du président, NDLR), Sélim Jreissati (ex-ministre des Affaires présidentielles) et surtout Cedrus Bank, la banque de leur parti, le Courant patriotique libre (CPL), c’est là que sont tous les comptes de la famille Aoun».
La pression multiforme porte ses fruits. Vendredi, après plus de deux semaines de tergiversations, la présidence libanaise s’est finalement décidée à fixer à lundi – soit quelques heures avant l’arrivée de Macron – la date des consultations parlementaires à l’issue desquelles devrait être désigné un nouveau premier ministre. C’est la première étape du processus de désignation du chef de gouvernement. Elle pourrait durer 48 heures, c’est-à-dire jusqu’au départ d’Emmanuel Macron. Arracher aux partis le nom d’un chef de gouvernement (sunnite) au cours de sa visite serait un premier succès. Le plus dur – composer un gouvernement – restera à faire.
La fin des chèques en blanc
L’ex-ministre de l’Intérieur, Mme Raya al-Hassan, est sur la liste, Tammam Salam et Najib Mikati, eux, ont décliné le poste, tandis que le Hezbollah s’oppose à Nawwaf Salam… mais verrait d’un bon œil le retour aux affaires de Saad Hariri, ex-chef de gouvernement faible que le parti chiite pro-iranien contrôle. L’intéressé a, lui, décliné un poste qu’il a déjà occupé à trois reprises, sans grand succès. Dimanche soir, les anciens Premiers ministres, dont Saad Hariri, ont annoncé à l’issue d’une réunion être parvenus à s’entendre sur le nom de Moustapha Adib, ambassadeur du Liban en Allemagne.
«Saad Hariri a été chassé par le peuple avec la révolte d’octobre 2019, rappelle un diplomate français, si Paris, qui assure écouter le peuple, le soutenait, ce serait à n’y rien comprendre». Le fils de Rafic Hariri, l’ancien premier ministre assassiné en 2005, n’est plus en odeur de sainteté à l’Élysée, depuis le 20 septembre 2019, date de son dernier entretien en tête-à-tête avec Emmanuel Macron. Le chef de l’État venait de le sauver des griffes du prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman qui l’avait détenu deux ans plus tôt à Riyad, et tança alors le premier ministre de n’avoir rien fait, depuis que la communauté internationale s’était engagée, seize mois plus tôt, à offrir 11 milliards de dollars à son pays, en échange de réformes. «Ils n’ont même pas été fichus d’établir un site internet», fustige un autre diplomate, au cœur du dossier de financement de 280 projets au profit du Liban.
Prédation
Écœuré par la prédation à laquelle les parrains du système ont à l’époque voulu se livrer, un autre expert témoigne, anonymement: «Ces 11 milliards promis au Liban ont fait l’objet d’un partage entre les partis politiques et les structures qui devaient en bénéficier. Des projets devaient aller à Amal, le parti chiite de Nabih Berri, d’autres au Courant du futur de Saad Hariri et d’autres enfin au CPL de Gebran Bassil. Ils se disaient: il y a onze milliards à la clé, on peut espérer en récupérer 20 % en surfacturant d’autant, et ces 20 % iront dans notre poche. Deux milliards que les trois grands partis devaient récupérer, donc 700 millions chacun.» Et dans les négociations face aux Français, l’homme de Saad Hariri ne se gênait absolument pas pour réclamer cette commission de 20 %. «Heureusement, se réjouit le témoin de ces manigances, la communauté internationale n’a pas marché dans la combine.»
Emmanuel Macron n’ignore rien de ces turpitudes. Fini l’ère des chèques en blanc, initiée du temps de Jacques Chirac, grand ami du Liban et de Rafic Hariri. Mais le chef de l’État parviendra-t-il à imposer ses vues aux dinosaures libanais? «Les partis ont toujours bloqué. Mais avec la menace de leur taper sur les doigts, ça pourrait marcher cette fois», veut croire Alain Bifani.
«Ils rêvent tous que Zorro va une nouvelle fois arriver pour les sauver, tempère un diplomate français qui les connaît très bien. Comme dans le passé avec Jacques Chirac ou les pays du Golfe, ils pensent qu’un généreux bienfaiteur va débarquer. Maintenant ils misent sur le gaz découvert au large du Liban ou sur la géopolitique, en nous répétant que le Liban est central au Moyen-Orient et que sinon, tout va s’écrouler. Mais tout s’est déjà écroulé!», constate ce diplomate.