Nombre de sites classés par l’Unesco sont délaissés par les autorités, au risque d’être livrés à la menace terroriste. Visite à Leptis Magna, la «Rome de l’Afrique», quelques jours après un attentat déjoué.
Une bombe contenant 40 kg d’explosif a été désamorcée le 6 juin sur le site antique romain de Leptis Magna, à 120 km à l’est de Tripoli. Les responsables n’ont pas été formellement identifiés mais tous les yeux sont tournés vers l’Etat islamique (EI). Régulièrement, le groupe terroriste aime à rappeler que seule la Méditerranée sépare ses hommes de Rome, honnie car capitale de l’ancien colonisateur et refuge du pape. Et beaucoup plus proche que la Ville éternelle, il y a Leptis Magna, surnommée la «Rome de l’Afrique» au temps de son apogée.
«La cité a connu son âge d’or avec l’arrivée au pouvoir de l’empereur Septime Sévère en 193, explique Abdoulkarim Nabata, guide touristique. Originaire de Leptis Magna, il a fait de sa ville natale la capitale de son Afrique.»
L’arc de triomphe érigé à la gloire du dirigeant, en 203, en est le symbole. Construit à l’intersection du cardo et du decumanus – les deux principaux axes de la ville, orientés respectivement nord-sud et est-ouest – l’édifice monumental, 40 × 40 m pour 20 mètres de hauteur, vise à impressionner les visiteurs. «Pour passer sous l’une des quatre entrées de l’arc, on doit gravir trois petites marches, fait remarquer Abdoulkarim Nabata. Les bâtisseurs voulaient ainsi obliger les caravaniers qui venaient de l’intérieur de l’Afrique à mettre pied à terre pour admirer l’arc.» Sur les colonnes, le premier empereur africain est représenté la toge sur sa tête, comme le voulait la coutume locale, en compagnie des divinités Minerve et Héraclès. Gigantisme, représentations divines pré-islamiques, autant de traces historiques qu’abhorrent les jihadistes, dont la base de Syrte est située à 330 km à l’est de Leptis Magna. Paul Bennett, le chef de mission de la Société des études libyennes basée en Grande-Bretagne, a d’ailleurs fait part à l’Unesco de ses «inquiétudes extrêmes concernant les antiquités en Libye». En mars, le ministre de la Culture italien, Dario Franceschini, avait appelé à la création de «Casques bleus de la culture» pour protéger les sites classés au patrimoine de l’humanité, auquel appartient Leptis Magna depuis 1982.
Gendarmes
Kalachnikov en bandoulière, Ali Arabesh et trois de ses hommes patrouillent sur le site de 46 hectares. «Je suis chez moi, raconte-t-il. Vous voyez l’amphithéâtre ? Avant, c’était le champ de blé de mon père. J’ai suivi tout le chantier archéologique depuis 1963.» Pas question pour lui de laisser le site à l’abandon : «Il faut retenir les leçons de ce qui s’est passé en Irak et en Egypte. Après la révolution, on a monté des équipes de volontaires. On est une cinquantaine, certains ont abandonné leur travail pour surveiller le site.» L’un de ses protégés, Aschraf, à la barbe imposante qui effraie tant les Occidentaux, renchérit dans une prose que n’aurait pas reniée Primo Levi : «Un pays qui ne connaît pas son passé n’a pas d’avenir. Ali nous aide à reconnaître les pierres anciennes qui sont irremplaçables pour les protéger.» En attendant une éventuelle opération de l’Etat islamique, la tâche de ces «gendarmes» du patrimoine mondial est d’empêcher les jeunes de taguer ou d’improviser des parties de foot sur la scène du théâtre. Ce travail primordial est loin de remplacer la police touristique, dont les membres ont déserté leur poste à la révolution, mise en place sous Kadhafi. «Il y a plus de volontaires quand il fait beau et que la ronde s’apparente à une jolie promenade que sous la pluie», résume Ezeddi Fagi, le représentant du département d’archéologie de Leptis Magna. Malgré la meilleure volonté du monde, difficile d’imaginer ces cinquante hommes réussir à déjouer une attaque préparée sur un site aussi vaste dont le simple grillage est défoncé à beaucoup d’endroits et dont l’ouverture à la mer donne un accès direct.
Outre la valeur historique, les trésors de la Rome de l’Afrique sont le témoin d’une époque où les savoir-faire d’Orient et d’Occident se mélangeaient. Les colonnes ornées d’un chapiteau en feuilles d’acanthes sont caractéristiques de l’esthétisme grec, avec une base composée de fleurs de lotus qui étaient la norme en Syrie du sud ou en Palestine. Le temple dédié à Septimus Sévère est également façonné des meilleurs matériaux : granit d’Assouan, en Egypte, et marbre cipolin venu de Grèce – toujours très apprécié des riches Libyens qui l’utilisent pour décorer leur salle de bains.
Les architectes ne sont pas les seuls à s’être adaptés à cet amalgame de civilisations : les politiciens ont dû faire de même, quitte à effectuer de spectaculaires retournements de veste. Le cas d’Annobal Rufus Himilkar est à méditer. «Son nom indique qu’il était d’origine punique [de Carthage, ndlr], détaille Abdoulkarim Nabata. Annobal pour Hannibal et Himilkar pour Amilkar, deux grands généraux qui ont combattu les Romains. On sait même qu’il a été suffète, c’est-à-dire un membre de l’aristocratie punique.» Au cours des premières années de l’ère chrétienne, sentant le vent tourner, Annobal Himilkar ajoute Rufus, à consonance bien latine, au milieu de son nom. Pour assurer définitivement sa place parmi les nouveaux hommes forts, Annobal Rufus Himilkar finance la construction du théâtre et du marché.
«Les politiciens libyens ont toujours su retourner leurs veste au bon moment», conclut avec malice Karim Nabata. En effet : Khalifa Haftar, actuel commandant de l’armée du Parlement de Tobrouk (le seul reconnu par la communauté internationale) et qui se rêve en Al-Sissi, n’était-il pas parmi les colonels qui ont aidé le colonel Kadhafi à prendre le pouvoir en 1969 ? L’ancien jihadiste Abdelhakim Belhaj, qui soutient le parlement de Tripoli (celui qui a été formé par les milices), n’est-il pas invité par l’ONU pour trouver une issue à la crise politique ?
Dispute
Les quelques touristes locaux préfèrent s’enorgueillir des richesses de Leptis Magna plutôt que de s’appesantir sur les méandres politiques passés et présents de leur pays. «C’est vraiment magnifique, s’exclame Tariq al-Harifi, qui immortalise sa famille dans ce décor de péplum avec sa tablette. Je sais que c’est d’époque romaine, mais rien de plus. Ça pourrait rapporter de l’argent avec le tourisme, nous devons protéger l’endroit. Je suis vraiment fier que ça se trouve en Libye !» Malgré l’enthousiasme des paroles, Karim Nabata est un peu dépité par ces propos : «Il n’y a personne pour leur expliquer l’histoire. Parfois, des écoles font venir les enfants ici. C’est bien, mais il n’y a pas de guide, alors ils n’apprennent rien.»
Une ignorance entretenue par l’ancien Guide libyen. «Kadhafi n’est jamais venu, parce que la riche cité de Septime Sévère faisait de l’ombre à son ego, assure Ali Arabesh. Mais aujourd’hui non plus, rien n’est fait. A l’Unesco, ils parlent mais ils ne font rien. Et dans les bureaux libyens, ce sont des incompétents à 90 %.» La Libye compte cinq sites classés au patrimoine mondial de l’humanité. Outre Leptis Magna, on recense le théâtre romain de Sabratha (100 km à l’ouest de Tripoli), l’ancienne colonie grecque de Cyrène à l’est du pays, l’ancienne ville de Ghadamès et enfin les peintures rupestres de l’Akakous, situées au sud. Certaines peintures préhistoriques ont déjà été endommagées par des graffitis et des constructions ont été érigées sur le site de Cyrène après la révolution.
Dans un pays que se disputent deux gouvernements, Abdelrhaman Yakhlaf, le directeur du département archéologique, est le seul à avoir autorité sur l’ensemble des sites. Sans ressources humaines et financières suffisantes, il a décidé de zapper ses contemporains pour se focaliser sur la génération future : «On a lancé plusieurs ateliers dans les écoles pour expliquer ce qu’est un site archéologique, et à quoi ça sert. Il y a encore beaucoup à explorer en Libye, mais je ne peux rien dire de plus, car l’annoncer, ce serait déjà menacer les futurs sites.» Quant à ceux déjà existants : alea jacta est.