Le ministre français Yves Le Drian a comparé le Liban agonisant au « naufrage du Titanic mais sans l’orchestre ». En ce triste Noël 2020, ce pays exsangue lance un cri de détresse du fond de l’abîme dans lequel une caste dirigeante criminelle, l’a précipité.
Ce « non-Etat » n’est plus qu’une vague contrée où vivent des « habitants » qui ont largement contribué à leur propre malheur. Toute la vie publique est dénaturée, tout y est détourné de sa finalité première, à savoir la recherche du bien commun. La justice elle-même est instrumentalisée au service du mal comme au temps du procureur Adnan Addoum sous le régime, de sinistre mémoire, d’Emile Lahoud.. Aujourd’hui, ce dernier fait figure d’enfant de chœur à côté de ce que la mafia en place est en train de faire avec l’enquête judiciaire sur la terrible explosion du 4 août dernier qui a transformé Beyrouth en champ de ruines. Nul n’aurait pu imaginer, après une telle tragédie, que le pouvoir judiciaire en serait réduit à devoir livrer un combat de vie ou de mort contre l’Exécutif et le Législatif.
D’où vient tant de mal ?
Le Liban est certes un pays sous occupation iranienne, via la milice Hezbollah et un régime de type pétainiste. L’occupant semble s’accommoder de tous les corrompus et de toutes les smalahs du crime organisé. La planète entière est intarissable sur le caractère méprisable de la caste politique libanaise, à de rares exceptions près. Tout ceci est vrai. Mais la « banalité du mal » qu’évoque Hannah Arendt suffit-elle pour expliquer l’interminable tragédie de la population ? Sur son lit de mort, le Liban semble donner raison à Myriam Revault d’Allones quand elle dit : « L’art de gouverner est l’art de tromper les hommes. L’art d’être gouverné est celui d’apprendre la soumission ». En vertu de cela, la politique ne saurait connaître d’autre impératif que « tu dois vaincre coûte que coûte ». C’est à ce prix que l’homme politique pense qu’il peut réussir, c’est-à-dire recevoir les ovations insensées de la multitude. Les faits et gestes actuels du présumé dauphin Gebran Bassil, illustrent cela par le blocage systématique que son parti oppose à la formation d’un gouvernement par l’héritier chétif de Rafik Hariri.
Qu’est-ce qui pousse la politique au Liban à n’être qu’une vulgaire caricature d’une rationalité indexée sur le mal ? Certes, elle a pour champ de prédilection la conquête du pouvoir, son exercice et son maintien au sein d’un rapport d’équilibre des forces en compétition. Mais pourquoi est-ce irréalisable au Liban de manière sereine ? Deux paramètres sont à invoquer. D’une part, un facteur culturel touchant la compréhension de la « puissance publique ». D’autre part, un facteur anthropologique portant sur la perception de soi comme parcelle d’un groupe doté d’un ego qui affirme : « je hais donc je suis ».
La tragédie libanaise révèle un trait hérité de l’ère ottomane : l’incapacité de concevoir une quelconque séparation des pouvoirs. Le Sultan est « tout ». La puissance publique n’est pas vue comme dispositif articulé où interagissent diverses polarités hiérarchisées en niveaux de souveraineté. Chacune d’elles est un tout-singulier qui est « un en tout lieu et tout entier en chaque endroit » (Pascal). Au lieu de cela, la puissance publique est vue comme un tout global, un système centré en un point disposant de la plénitude totalisante et indifférenciée du pouvoir. C’est le lieu de la volonté de puissance absolue. Le chef a autorité sur tous les aspects de la vie publique. On rappellera le sort réservé au décret des permutations judiciaires ainsi qu’au viol de la Constitution par l’Exécutif libanais supposé en être le gardien.
L’autre facteur est cette identité collective sectaire qui domine tout et s’oppose au concept de citoyenneté individuelle. Le régime libanais actuel en a fait son leitmotiv et son fonds de commerce. Les « droits des chiites » imposent que le portefeuille des finances soit confié à un chiite. Quant aux « droits des chrétiens », ils imposent que soit déstabilisé voire humilié le premier ministre sunnite. Le Président serait un avatar en miniature du Padichah de jadis auquel tout est soumis.
Tout est pourri jusqu’à la moelle. Il serait démentiel d’exiger de la mafia en place de scier la branche sur laquelle elle est assise.
Les seules forces légitimes et relativement saines qui demeurent encore fiables sont le Conseil Supérieur de la Magistrature et les Forces armées nationales.
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