L’homme affiche une tranquillité qui tranche avec l’agitation ambiante, il s’incline respectueusement et pose un baiser affectueux sur la main de sa mère. Les Libanais, interloqués, succombent au charme désuet de la manœuvre et oublient de se demander si leur enthousiasme n’est pas, comme à l’accoutumée, complice de leurs tromperies. Un homme qui tient à exhiber ainsi son amour filial ne peut être qu’un bon Président !
Quelques heures après, le même homme est désigné Président de la République. Sans se départir de sa sérénité, il se lève calmement, prête le serment et commence à réciter la litanie de circonstance, son discours d’investiture. Petit à petit, les oreilles se dressent et l’assemblée découvre un exercice dont elle ne le croyait pas capable. On guette ses mots, on attend qu’il trébuche, mais il ne commet pas d’impair.
Les deux parties qui l’avaient coopté font rapidement le bilan. Chacune y trouve son compte et l’on applaudit à tout rompre. Le Général Président vient de réussir son deuxième coup, une prononciation à somme nulle, un parfait exercice de funambule.
Cet homme n’est pas simplement bon, il a toutes les qualités ! Il a été élevé « dans le respect et l’amour d’autrui », affirme sa maman. Il est « serviable, modeste et gentil », précise son fils. C’est un homme « aimable, intelligent, calme, modeste et discret », renchérissent en chœur les villageois d’Amchit. Ite Missa Est !
N’ergotons pas là-dessus et admettons que cette pondération ne soit pas feinte, que l’homme soit pétri de bonnes intentions et que sa désignation comme Président soit le prélude à une ère d’entente qui verrait le Liban sortir de sa crise systémique et la « milice de Dieu » renoncer à ses armes et à son gangstérisme naissant. Le vœu est pieux, mais faisons avec, juste pour quelques secondes !
La réaction n’a pas tardé. Vingt-quatre heures après, le Président de l’ombre, Hassan Nasrallah, se hâte de dérouler devant nos yeux médusés son plus beau numéro de cracheur de feu et nous ressort sa meilleure fumisterie, une coexistence entre l’État et la Résistance. Autrement dit, une réédition de l’antinomie la plus drôle: un mariage de la carpe et du lapin !
Le tableau se précise. D’une part, nous avons un funambule qui calcule ses pas au millimètre pour éviter les équilibres métastables, de l’autre, un cracheur de feu, adepte de la scotomisation à outrance et qui évolue sur la scène comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Le funambule se retrouve ainsi au pied du mur. Engagera-t-il le pays sur la voie de l’édification d’un État de droit ou choisira-t-il de s’aligner sur la milice de Dieu ? Renforcera-t-il les institutions étatiques ou se contentera-t-il de gérer une crise larvée appelée à durer ?
Comme on le voit, le choix est binaire et notre homme peut avoir toutes les qualités, mais s’il ne parvient pas à trancher, c’est comme s’il n’en avait aucune.
* J’emprunte sans vergogne à l’immense Robert Musil !