Comment l’histoire qualifiera-t-elle ce qui vient de se passer au Liban ? Quant à la forme, il s’agit d’alternance du pouvoir. Ceci autorise un jugement favorable et accorde une plus-value au processus démocratique. Quant au fond, cette alternance s’est réalisée dans des conditions qui sont celles d’un putsch ou d’un pronunciamiento. Force est de reconnaître deux évidences. D’un côté, le Hezbollah et ses mentors irano-syriens ont su faire preuve d’une rare constance dans le harcèlement sans pitié de l’adversaire afin de l’abattre. De l’autre, il est évident que le camp de l’ex-majorité parlementaire s’est retrouvé démuni face à un adversaire surarmé et non-démocratique. Que peuvent les convictions conciliantes contre un arsenal ? Les forces dites du « 14 mars » ont parfois donné l’impression d’être de doux agnelets face à de redoutables carnassiers. Mais il serait trop cruel de rappeler la naïveté maladroite de ceux à qui le peuple souverain a accordé le pouvoir à plusieurs reprises et qui n’ont pas voulu, ou n’ont pas su, comment l’exercer pleinement. Oui, alternance il y a mais elle est l’effet de la force armée milicienne, de la terreur exercée sur la population civile, du blocage systématique et délibéré des institutions, des ukases et des fatwas régulièrement proclamés sur le ton de la menace.
L’histoire retiendra des couples de dates. Ainsi, elle mettra en parallèle le mois d’avril 2005 qui vit le départ de l’armée d’occupation syrienne sous la pression populaire, et le mois de janvier 2011 qui voit revenir l’influence directe de la Syrie sur les affaires intérieures libanaises, et ce, grâce à la collaboration volontaire et active d’une bonne fraction de cette même population. Que dira l’histoire face à ce revirement surprenant ?
L’anthropologie du libanais implique-t-elle l’existence d’une pulsion morbide : la haine de la liberté, de la souveraineté et de l’autonomie ? Les analystes du futur seront-ils en mesure d’infirmer que le libanais préfère être asservi par l’étranger qu’être gouverné par un concitoyen appartenant à un clan ennemi ? La frontière entre l’ami et l’ennemi résulterait-elle, pour le libanais, d’une fragmentation et d’une implosion de l’espace intérieur du territoire national ?
L’histoire seule le dira mais elle ne pourra pas s’empêcher de mettre en parallèle les années 322 avant JC et 2011 après JC. En 322, Alexandre le Grand prend Tyr. Il écrase l’armée perse de Darius III au-delà de l’Euphrate, faisant ainsi de la Mésopotamie le verrou de la Méditerranée durant plus de vingt trois siècles. Le 24 janvier 2011, suite au pronunciamiento du Hezbollah au Liban, le nouvel empire iranien contrôle la côte méditerranéenne depuis Gaza jusqu’à Lattaquieh à l’exception de la bande côtière israélienne. Ainsi, sans crier gare, l’Iran exerce une influence directe sur la majeure partie de son espace géostratégique traditionnel. Il contrôle un axe horizontal qui va des rives de la Méditerranée jusqu’aux montagnes d’Afghanistan avec, comme verrou stratégique, la Mésopotamie. De même il contrôle l’espace qui s’étend depuis les rivages de la Mer Caspienne jusqu’à ceux du Golfe Arabique et de la Mer d’Oman. Echappent à son influence directe, le bassin du Syr Daria et de l’Amou Daria en Asie Centrale ainsi que le Caucase et l’Asie Mineure, pour autant que le nouvel empire iranien souhaite venger Darius III et reconstituer l’ancien empire des Achéménides, des Parthes et des Sassanides.
Il suffit de regarder une carte de l’Eurasie pour se rendre compte que le pouvoir iranien actuel est en mesure de pouvoir contrôler, tôt ou tard, les routes d’approvisionnement en matières énergétiques de l’immense continent. De même, et pour la première fois depuis 24 siècles, la stratégie en Méditerranée Orientale dépend de la volonté politique d’une puissance continentale qui est celle qui s’exerce à Téhéran. De telles ruptures ne sont pas monnaie courante dans l’histoire des longues durées. Ces bouleversements ont des conséquences considérables. Le Liban, depuis 1969 et les Accords du Caire, a joué le rôle peu glorieux d’abcès de fixation. Ceci a permis aux stratèges de tout bord de pouvoir maquiller un conflit hégémonique de grandes puissances en une crise intérieure libanaise savamment entretenue en attisant l’inimitié mortifère des tribus libanaises entre elles.
Aujourd’hui, l’inutile Liban n’est plus en mesure de servir de terrain de manœuvres stratégiques. Les masques viennent de tomber et les belligérants du face-à-face polémogène ne peuvent plus déguiser leur conflit en une crise libanaise. L’affrontement n’est plus très loin. Le tout est de savoir où et quand s’ouvriront les portes de l’enfer à venir.
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* Beyrouth