« Si l’Eglise latine acceptait le mariage des prêtres, sans doute aurait-elle moins de problèmes… »
Caroline Pigozzi
En visite officielle la semaine dernière à Paris, le patriarche des maronites d’Antioche et de tout l’Orient a été reçu par François Hollande et nous a accordé son seul entretien.
Paris Match. Patriarche des maronites, Votre Béatitude est l’un des hommes forts du Liban qui défend les chrétiens de Terre sainte.
Bechara Boutros Raï. Je n’aime pas le terme “défendre”. Pour nous, il ne s’agit pas de protéger les chrétiens d’Orient, mais le Moyen-Orient, puisque les chrétiens ont dans cette région une histoire bimillénaire et que les musulmans sont là depuis mille quatre cents ans. La base de notre culture est chrétienne, et l’islam du Moyen-Orient fort différent de celui des autres pays. Préserver cette identité implique d’arrêter les guerres afin que les réfugiés et les déplacés politiques puissent rentrer chez eux. La solution doit être politique. Nous, chrétiens, ne cherchons pas la protection mais la stabilité.
Résultat, le Liban abrite 1,5 million de Syriens !
A ces chiffres s’ajoutent quelque 40 000 à 50 000 naissances par an et, en comptant les Palestiniens, on arrive à 2,5 millions de réfugiés, soit plus de la moitié de notre population. Cela oblige à bâtir de nouvelles écoles, à accueillir toujours davantage d’étudiants à l’université, à encore élargir l’aide sociale… Cette triste réalité -impose d’élargir des structures, car notre système ne peut absorber tout cela. La communauté internationale fait la guerre au quotidien puis s’en lave les mains. Les négociations ne sont pas un sujet académique. L’intérêt des conflits, comme le souligne le pape François, c’est le commerce des armes. Maintenant, ça suffit ! Nombre de pays ont énormément gagné. C’est honteux d’attiser le feu et de ne rien faire ensuite pour l’éteindre. Que la communauté internationale et le conseil de sécurité de l’Onu prennent leurs responsabilités. L’Organisation des Nations unies a été créée pour maintenir ou restaurer la paix et non pour se mettre au service des grandes puissances. Elle perd aujourd’hui sa raison d’être, elle dévie de son rôle. Devenue inefficace, elle est très souvent manipulée par les grandes puissances.
Lors de son voyage éclair à Lesbos, pourquoi le pape n’a-t-il ramené au Vatican que des migrants syriens musulmans ?
Le pape François a fait un déplacement symbolique, avec un double message de solidarité envers les migrants ; la guerre ne distingue pas les musulmans des chrétiens. La charité n’a pas de religion. Alors cessez d’expulser des habitants de leurs terres. De surcroît, comment aurait-il pu choisir quelques chrétiens sans que les autres soient terriblement frustrés ?
Les chrétiens ont-ils disparu d’Irak ?
N’employez pas le mot “disparu”. Quand nous parlons de chrétiens, il ne s’agit pas d’individus mais d’Eglise, avec ses fidèles, dont le nombre augmente ou diminue selon les périodes. L’Etat évolue, les régimes changent ; or l’Eglise est toujours là, profondément enracinée, dotée de ses structures séculaires.
Chrétiens ou musulmans, les Libanais semblent tous très attachés à leur identité…
Ils sont fiers de leurs origines, et les Libanais de l’étranger -aident leurs familles restées sur place. C’est ainsi que, chaque année, environ 8 milliards de dollars sont envoyés par les émigrés à leurs proches. Ils restent liés au Liban, et l’Eglise maronite, qui compte 800 prêtres diocésains, les suit à travers ses multiples institutions dans le monde (diocèses, missions, associations, -paroisses…) et par le biais de nos ambassades.
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Quelles sont vos relations avec le patriarche de Moscou ?
Très bonnes. La présence de l’Eglise orthodoxe russe chez nous remonte à la fin des années 1 800. Elle avait déjà à l’époque institué sur nos terres une centaine d’écoles orthodoxes qui existent toujours. Le patriarche Kirill est venu au patriarcat à Bkerké, je suis allé le voir à Moscou. Nous nous écrivons régulièrement, et nous lui avons demandé sa médiation quant aux questions libanaises ; il milite ardemment pour les chrétiens d’Orient.
En tant que cardinal de l’Eglise de Rome, quels sont vos liens avec le pape François ?
Depuis son élection en mars 2013, je lui ai envoyé quatre rapports sur la situation des chrétiens du Liban et de la région, la guerre, son origine, ses raisons… Comme patriarche, chef d’Eglise et cardinal, je l’ai rencontré deux fois. Mon devoir est de transmettre au Souverain Pontife des informations afin qu’il connaisse la réalité locale pour pouvoir agir. Je remarque ensuite avec plaisir qu’il tient parfois compte dans ses décisions de mes informations…
Que pensez-vous de la France face à l’islamisme ?
Pourquoi citez-vous uniquement la France ? La Terre entière est désormais sous la terreur des extrémistes, dans les aéroports, les lieux publics, presque partout… Il faut cependant toujours faire la distinction parmi les musulmans, entre les fondamentalistes, les -intégristes, les terroristes qui, eux, n’ont plus de frontières, raison essentielle pour conjuguer nos efforts. L’islam du Moyen-Orient est différent de l’islam d’autres pays grâce aux chrétiens. C’est un islam modéré. C’est pourquoi il faut sauver la présence chrétienne. Pensez au Liban où des populations déplacées sont privées de leurs maisons, de leurs familles, de leurs racines et tentent de survivre. La misère n’est-elle pas la base d’innombrables crimes ? Un champ fertile pour le fondamentalisme et le recrutement de terroristes. Selon les points de vue, ceux-ci tombent du ciel ou viennent de l’enfer. Aux marginalisés, privés de leurs fondamentaux, les enrôleurs donnent un peu d’argent, leur font un lavage de cerveau, leur procurent des armes. Vous connaissez la suite…
Chez vous, les prêtres peuvent se marier. L’Eglise de Rome devrait-elle suivre votre exemple ?
En effet, dans le rite catholique oriental, cela est normal, et cela ne nous crée pas la moindre difficulté. D’ailleurs, aucune distinction n’est faite entre prêtres mariés et célibataires puisque nous sommes ensemble au séminaire. Parfois, nous ne savons même pas qui, parmi nous, a une femme. Si l’Eglise latine acceptait le mariage des prêtres, sans doute aurait-elle moins de -problèmes… Quand j’étais évêque de Byblos, les prêtres mariés, c’était l’idéal car je pouvais les installer avec leur famille ; à l’inverse, je m’inquiétais toujours de savoir comment envoyer un célibataire vivre seul dans une paroisse. Il fallait donc en trouver d’autres pour qu’il ne se sente pas isolé entre quatre murs. Après tout, nous sommes des hommes formés d’os et de chair… Jadis dans l’Eglise latine, les prêtres étaient mariés, puis il a été jugé plus convenable qu’ils soient célibataires pour se consacrer exclusivement à l’Eglise. Cette idée est une question de convenance, non de principe ni de doctrine. D’ailleurs, chez nous, la vocation naît souvent dans les familles de prêtres. De merveilleuses familles que celles-ci ! Ce milieu suscite beaucoup de vocations parmi le clergé maronite diocésain : nous avons trois évêques fils de prêtres, et plusieurs patriarches également enfants de prêtres.
N’avez-vous pas, pour votre part, fait le choix du célibat en entrant dans un ordre religieux, les mariamites ?
L’expérience et l’existence d’un religieux sont bien différentes de celles d’un prêtre diocésain. Elles vous enseignent d’abord la patience ; l’une des vertus de la vie au couvent. Nous nous cassons tous les jours le nez contre une vitre virtuelle car ce que nous décidons se réalise rarement selon nos souhaits. Cette discipline est une grande école. Moine dans l’âme, j’ai tout appris en communauté et continue à vivre avec beaucoup de joie à Bkerké, au cœur de ma famille patriarcale. Quelque vingt personnes parmi lesquelles mon prédécesseur, le patriarche Sfeir, qui vient de fêter ses 96 ans, des évêques émérites et ceux en fonction. Nous célébrons la messe à la chapelle, prenons notre petit déjeuner ensemble, puis chacun vaque à ses fonctions du jour.
Est-ce un patriarche des Maronites, là, ou un protagoniste, désuet, des télé-réalités d’antan?
Y a pas que l’Europe et les US qui soient en panne de leaders d’opinion!