Cela fait plus d’une décennie qu’Abou Dhabi appuie les forces sécessionnistes en Libye, puis au Yémen, et désormais au Soudan, accentuant ainsi la fragmentation du monde arabe, analyse dans sa chronique Jean-Pierre Filiu, professeur des universités à Sciences Po.
La « Sparte du Moyen-Orient », ainsi que les Emirats arabes unis ont pu être décrits, se distingue depuis plus d’une décennie par une politique étrangère fortement militarisée et particulièrement agressive. Une telle stratégie porte la marque de Mohammed Ben Zayed, l’actuel président de la fédération d’émirats, et elle est animée par une hostilité obsessionnelle à l’encontre des « printemps arabes », cette vague de contestation populaire qui fit trembler les dictatures de la région en 2011.
La force d’une telle stratégie a beau résider dans sa cohérence contre-révolutionnaire, elle conduit sur de nombreux théâtres les Emirats arabes unis à soutenir des mouvements sécessionnistes, accentuant la fragmentation des Etats concernés au lieu d’y garantir une forme de restauration autoritaire.
Le laboratoire libyen
Après la guerre civile qui aboutit, en Libye, au renversement du colonel Kadhafi, en septembre 2011, les Emirats arabes unis décident de miser sur le général Haftar, gouverneur de Tobrouk sous Mouammar Kadhafi, de 1981 à 1986, avant de faire défection aux Etats-Unis. Non seulement Abou Dhabi encourage Khalifa Haftar à déclencher une deuxième guerre civile, en mai 2014, mais des avions émiratis participent au bombardement de Tripoli, trois mois plus tard. Les partisans de Khalifa Haftar ne parviennent pourtant pas à s’emparer de la capitale, d’où la division du pays entre deux gouvernements, l’un reconnu par l’Organisation des Nations unies (ONU) à Tripoli, l’autre contrôlé par Khalifa Haftar à Benghazi. En dépit de l’embargo de l’ONU sur les livraisons d’armes, Khalifa Haftar bénéficie d’un flux continu d’armements émiratis, dont des hélicoptères d’origine biélorusse.
Refusant tout partage du pouvoir dans une Libye réunifiée, les Emirats poussent Khalifa Haftar à lancer une troisième guerre civile, en avril 2019, qui n’aboutit qu’à jeter le gouvernement de Tripoli dans les bras de la Turquie, sans mettre fin à la polarisation entre l’ouest et l’est de la Libye. Mohammed Ben Zayed prend acte de cet échec cuisant et utilise désormais Benghazi et sa région comme laboratoire de sa coopération militaire avec la Russie, dont il soutient plus ou moins discrètement l’invasion de l’Ukraine. Cette dimension russe s’accentue depuis la chute du dictateur Assad à Damas, en décembre 2024, et le repli sur le fief de Khalifa Haftar d’installations russes jusque-là implantées sur le littoral syrien. L’aménagement de la base aérienne de Maaten Al-Sarra, dans le sud libyen, est à cet égard lourd de conséquences.
Le séparatisme sudiste au Yémen
A la différence de la Libye, c’est en soutien du gouvernement internationalement reconnu au Yémen que les Emirats arabes unis interviennent, en mars 2015, aux côtés de l’Arabie saoudite. Il s’agit de contenir, puis de refouler les Houthistes pro-iraniens, en passe de s’emparer de l’ensemble du pays. Les forces émiraties, engagées à terre, parviennent en quelques mois à libérer Aden, qui fut la capitale du Yémen du Sud de 1967 à 1990, avant l’unification du pays sous l’égide de Sanaa. Mohammed Ben Zayed décide alors de miser sur les séparatistes sudistes, plutôt que sur les loyalistes pro-gouvernementaux, à ses yeux trop liés aux Frères musulmans. De fortes tensions en résultent avec l’allié saoudien, mais les Emirats imposent leur ligne du fait de leur présence au sol.
De telles divisions font naturellement le jeu des Houthistes, qui consolident depuis Sanaa leur mainmise sur le reste du pays. Les Emirats, prenant acte de ce nouvel échec, retirent leurs forces du Yémen en février 2020. Ils n’en continuent pas moins de soutenir les milices séparatistes dans leur offensive de l’été 2022 contre le camp gouvernemental. Ils encouragent aussi, sur le littoral de la mer Rouge, dans une pure logique contre-révolutionnaire, les forces de Tarek Saleh, le neveu de l’ancien dictateur yéménite Ali Abdallah Saleh, allié aux Houthistes avant d’être éliminé par eux en 2017. Les Emirats et l’Arabie saoudite ont beau s’être accordés pour que leurs protégés respectifs siègent au sein du même Conseil de direction présidentiel, il ne s’agit que d’un assemblage de fiefs, incapable d’offrir une alternative sérieuse aux Houthistes.
Avec les milices génocidaires du Darfour
Les Emirats arabes unis recrutent au Soudan, pour les mobiliser au Yémen, des mercenaires des Forces de soutien rapide (FSR), elles-mêmes issues des milices impliquées, à partir de 2003, dans le génocide du Darfour. Le chef des FSR, le général Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », développe différents trafics, notamment d’or, entre son fief de l’ouest du Soudan et le marché émirati de Dubaï. Les relations entre Mohammed Ben Zayed et Hemetti se renforcent à la faveur du coup d’Etat que le chef des FSR et le commandant de l’armée, le général Abdel Fattah Abdelrahman Al-Bourhane, perpètrent en octobre 2021 à Khartoum. Les Emirats, l’Egypte et l’Arabie saoudite s’accordent pour soutenir les putschistes et refermer brutalement une parenthèse démocratique de plus de deux ans au Soudan.
Une telle alliance contre-révolutionnaire éclate en avril 2023 lorsque les forces fidèles au général Al-Bourhane et à « Hemetti » s’affrontent dans Khartoum, puis dans le reste du pays. Les Emirats continuent d’apporter un soutien inconditionnel à « Hemetti », tandis que l’Egypte se range derrière le général Al-Bourhane et que l’Arabie saoudite tente en vain de concilier les deux putschistes. Comme en Libye, Abou Dhabi est accusé de violer l’embargo international sur les livraisons d’armes, la Bulgarie ayant récemment confirmé avoir livré aux Emirats des milliers d’obus retrouvés aux mains des FSR. En outre, les Emirats encouragent « Hemetti » à proclamer, en avril, un gouvernement rival de celui du général Al-Bourhane, menaçant le Soudan de partition, tandis que les massacres perpétrés par les FSR et leurs supplétifs se poursuivent au Darfour.
La tragédie soudanaise porte ainsi au paroxysme le désastre que représente la stratégie séparatiste des Emirats arabes unis en termes de souffrances de masse pour les populations concernées et de désintégration de l’ordre régional.