En Jordanie comme en Égypte, la population ronge son frein face à des pouvoirs qui, craignant pour leur survie, contiennent la colère à tout prix.
MOYEN-ORIENT De Rabat à Tunis, d’Amman à Bagdad en passant par Le Caire et Beyrouth, « la rue arabe » affiche sa solidarité avec les Palestiniens de Gaza, tout en dénonçant le deux poids, deux mesures des pays occidentaux, jugés trop favorables à Israël.
Même dans un pays à la structure confessionnelle composite comme le Liban, les franges traditionnellement les moins enclines à soutenir la cause palestinienne sont au diapason. « Tous les Libanais ont leur cœur avec les gens de Gaza », confie au téléphone depuis Beyrouth l’homme d’affaires Nabil Fawaz. Le pays du Cèdre a pourtant gardé d’amers souvenirs de la « résistance palestinienne », chassée de Jordanie en 1970 venue se réfugier à Beyrouth et dans le Sud, où elle poursuivit ses attaques contre Israël. « Quand je vois les chrétiens du Liban, dont certains ne cachaient guère leurs sympathies pro-israéliennes, critiquer désormais l’État hébreu, cela veut dire que quelque chose a changé », ajoute ce Libanais.
« On condamne la barbarie du Hamas le 7 octobre contre les Israéliens, maintenant on dénonce la barbarie d’Israël contre les Palestiniens », fait valoir un diplomate libanais, qui tient à rester anonyme.
Dans le monde arabe, les milliers d’enfants et de femmes palestiniens tués depuis deux semaines dans des bombardements israéliens ne passent pas. « La folie israélienne à Gaza fait que beaucoup de Libanais qui n’aiment pas le Hezbollah se disent : “heureusement qu’il est là aujourd’hui” », observe Nabil Fawaz, lui-même chiite mais peu suspect de sympathie envers la puissante milice chiite qui affronte l’armée israélienne, sans vouloir toutefois se lancer avec son parrain iranien dans une guerre totale contre l’État hébreu. S’ils appuient les Palestiniens, « une grande majorité des Libanais ne veut pas la guerre avec Israël et n’a pas envie de recevoir une grande claque », ajoute le diplomate à Beyrouth, référence aux précédentes guerres entre le Hezbollah et l’État hébreu qui avait détruit une partie des infrastructures du pays.
Parce qu’ils ont signé la paix avec Israël et qu’ils ont une frontière commune avec ce pays, l’Égypte et la Jordanie dansent sur un volcan. « Tous les Palestiniens de Jordanie sont branchés sur les boucles WhatsApp qui leur montrent les événements de Gaza », constate le chercheur Jalal al-Husseini. « Tout le monde est en colère, ajoute-t-il. Mais que peuvent-ils faire ? »
La moitié environ de la population du royaume est composée de Palestiniens, réfugiés à l’issue des guerres de 1948 et de 1967, y compris de la bande de Gaza, lesquels réfugiés n’ont pas encore la citoyenneté jordanienne. En signe de solidarité avec les Palestiniens de Gaza, certains se sont approchés de la frontière israélienne dans la vallée du Jourdain. D’autres ont marché en direction de l’ambassade d’Israël. « Mais à chaque fois, la sécurité les en a dissuadés », insiste Jalal al-Husseini, qui rappelle les deux lignes rouges du roi Abdallah II, répétées à la radio : « Manifestez, mais ne touchez pas aux points sensibles qui sont l’ambassade d’Israël et les frontières avec l’État hébreu. » Si des manifestations persistent à Amman, elles sont très encadrées par les services de sécurité. « Certains jeunes se regroupent en contre-manifestations, mais ils sont aussitôt poursuivis par la police », souligne le chercheur.
Le Hamas palestinien dispose de relais en Jordanie, via le Front de l’action islamique. Avec des formations de gauche, ce dernier a exigé l’abrogation du traité de paix signé en 1994 avec Israël, ou à défaut la fermeture de l’ambassade. Ce à quoi le pouvoir se refuse, mais face à la rue, il a rappelé son ambassadeur à Tel-Aviv, et celui d’Israël a quitté Amman.
Encore plus que ses pairs arabes du Golfe qui doivent tenir compte d’une opinion chauffée à blanc, le monarque jordanien se doit de hausser le ton. « Il est obsédé par l’idée d’un transfert des 2,5 millions de Palestiniens de Cisjordanie chez lui », décrypte un expert jordanien, qui veut rester anonyme. C’est pourquoi le royaume a refusé ces vingt dernières années toute arrivée significative de réfugiés palestiniens d’Irak après 2003, et de Syrie, après 2011. « Il ne voulait surtout pas valider le vieux scénario de la droite israélienne qui voit en la Jordanie l’État palestinien de substitution. C’est le cauchemar d’Abdallah », estime Jalal al-Husseini.
C’est également la hantise du président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, qui refuse tout déplacement massif des Palestiniens de Gaza, comme l’ont suggéré certains en Israël. Dans le pays arabe le plus peuplé, la population aussi ronge son frein. « Les réseaux sociaux sont unanimes dans l’appui aux Palestiniens », estime le chercheur Tewfik Aclimandos. Mais comme en Jordanie, le pouvoir égyptien veille au grain. « La situation a fortement dérapé un vendredi après la prière à Alexandrie, ajoute-t-il. Depuis, le pouvoir a repris la situation en main et verrouillé ce genre de rassemblements ». Ses porte-parole assurent que « la société est plus circonspecte » par rapport aux événements de Gaza. « Les Égyptiens appuient les Palestiniens mais avec prudence », souligne l’un d’eux. Reste que les messages de la sécurité égyptienne aux agents de l’État sont éloquents : « Vous soutenez autant que vous pouvez le peuple palestinien, mais vous ne citez pas le Hamas, ni en bien, ni en mal. »
Le mouvement islamiste palestinien est la branche palestinienne de la Confrérie née en Égypte et bête noire du raïs Sissi, qui leur ravit le pouvoir en 2013, avant de s’engager dans une éradication des Frères musulmans. Mais « si la situation s’aggrave à Gaza, on pourrait assister à des demandes d’abrogation du traité de paix signé en 1979 avec Israël », prévient un chercheur, qui rentre de Tunisie.
À Tunis, ancien siège de l’OLP de Yasser Arafat, de nombreuses manifestations en faveur des Palestiniens ont eu lieu. « Le président Kaïs Saïed, un populiste, récupère la colère pour en rajouter contre Israël », décrypte le chercheur précité. Mais « dans leur colère, les Tunisiens critiquent ouvertement les États-Unis et la France, ajoute-t-il. C’est un des rares pays arabes où le drapeau français a été brûlé ».
Un peu partout, la rue dénonce le deux poids, deux mesures des Européens et des Américains dans la guerre. « Tous les Libanais éprouvent un sentiment d’injustice, regrette Nabil Fawaz, l’homme d’affaires à Beyrouth. Le monde ne parle que du 7 octobre (la mort de 1 400 Israéliens tués par le Hamas), il refuse de parler de ce qui s’est passé avant le 7, c’est-à-dire les décennies d’occupation et de colonisation des Territoires palestiniens, et de ce qui se passe après le 7 avec les milliers de Palestiniens tués dans les bombardements ; et ça, on ne comprend pas », lâche Nabil Fawaz, amer. « Nous sommes déçus et notre déception vise aussi la France, qui s’est placée dès le début sans nuance aux côtés d’Israël », poursuit-il. « Quand on entend des responsables politiques proches de la France, comme Walid Joumblatt ou Samir Geagea, dire qu’ils ne comprennent plus rien à la politique française, on se dit qu’avec la guerre, la France a encore perdu de son influence. »
Tous déplorent le refus des Occidentaux d’appeler Israël à un cessez-le-feu à Gaza. Mais au-delà, « ce qui est nouveau avec ce conflit, souligne le chercheur Hosham Dawood, c’est que les Arabes du Moyen-Orient suivent sur leurs chaînes de télévision les agissements des communautés arabo-musulmanes en Europe. Ils découvrent qu’en France, les gens ont beaucoup de mal à manifester, ce qui les étonne beaucoup venant d’un pays qui affiche au fronton de ses mairies “Liberté, égalité, fraternité” ».
En Irak, la rancœur vise les soldats américains, régulièrement attaqués par les puissantes milices chiites pro-Iran. « Les Américains jouent un double jeu, accuse une source proche du pouvoir à Bagdad. Ils nous disent avoir empêché Israël de bombarder les aéroports civils et militaires comme l’armée israélienne l’a fait en Syrie, mais si on ne se plie pas à leurs demandes, ils nous disent aussi qu’ils ne savent pas s’ils pourront longtemps retenir le bras d’Israël ». En attendant, deux automitrailleuses sont stationnées dans la rue non loin de l’ambassade de France. Au cas où !