إستماع
Getting your Trinity Audio player ready...
|
La maison d’édition Frantz Fanon, l’une des plus dynamiques en Algérie − 150 titres à son catalogue en dix ans – est fermée depuis le 14 janvier, un cran supplémentaire dans le resserrement de l’étau autour de la scène intellectuelle du pays. Ce jour-là, le wali (préfet) de Boumerdès a fait apposer sur la porte de l’établissement, domicilié dans cette ville située à une cinquantaine de kilomètres à l’est d’Alger, des scellés assortis d’une affichette portant une justification singulière. La fermeture – elle est censée durer six mois – a été décidée, dit le texte, en raison de l’édition d’un« livre dont le contenu porte atteinte à la sécurité et à l’ordre public ainsi qu’à l’identité nationale et colporte un discours de haine ».
Le livre litigieux a pour titre L’Algérie juive. L’autre moi que je connais si peu, un essai signé de l’écrivaine franco-algérienne Hédia Bensahli et dont l’ambition est de porter à la connaissance du public les traces de judéité qui traversent l’histoire de l’Algérie, à rebours du récit officiel sur son homogénéité arabo-musulmane. Paru en septembre 2023, l’essai n’avait pas soulevé trop de difficultés au début de son parcours éditorial. Tout au plus, le patron des éditions Frantz Fanon, Amar Ingrachen, avait-il été invité par les services de sécurité lors du Salon international du livre d’Alger (SILA), fin octobre 2023, à retirer une affiche promotionnelle du livre et à ne pas exposer celui-ci trop ostensiblement.
Un an plus tard, le changement de climat est radical. Le 26 octobre 2024, une discussion sur l’ouvrage à la librairie algéroise L’Arbre à dires, en présence de Mme Bensahli, est interdite et les exemplaires du livre sont saisis. Le gérant de la librairie est interrogé par la police, tout comme l’éditeur, M. Ingrachen, celui-ci étant ensuite placé sous contrôle judiciaire. Deux jours plus tôt, une autre rencontre prévue à la librairie Cheikh, à Tizi Ouzou (Kabylie), où Mme Bensahli devait procéder à une séance de signatures, avait été interdite, dans les mêmes conditions. Quelques jours plus tard, la maison Frantz Fanon a été bannie du SILA, un net durcissement par rapport à l’édition de 2023.
C’est que la guerre dans la bande de Gaza est passée par là pour exacerber les passions. L’attention s’est en effet subitement focalisée sur le profil de la préfacière de L’Algérie juive, Valérie Zenatti, romancière franco-israélienne issue d’une lignée juive de Constantine, un héritage familial qui a inspiré son roman Jacob, Jacob (Editions de l’Olivier, 2014), couronné par le prix du livre Inter 2015 et traduit en arabe aux éditions Frantz Fanon, en 2021.
Dans le contexte de l’émotion incandescente autour de Gaza, un détail du parcours personnel de Valérie Zenatti, agrégée d’hébreu et traductrice du grand écrivain israélien Aharon Appelfeld, a déchaîné la controverse : l’écrivaine a effectué son service militaire dans l’armée israélienne lors de la première Intifada (1988-1990). De cette expérience, elle a tiré un livre jeunesse, Quand j’étais soldate (L’Ecole des loisirs, 2002), avant de signer un roman sur une correspondance épistolaire entre une Israélienne de Jérusalem et un Palestinien de Gaza (Une bouteille dans la mer de Gaza, L’Ecole des loisirs, 2005). Du reste, elle a obtenu un visa pour l’Algérie, en 2012, afin de présenter le film tiré de ce roman dans différents instituts français.
Dogmes officiels bousculés
Or, cette biographie de Valérie Zenatti a soudain paru intolérable aux yeux du député Zouhir Fares, membre du parti islamiste El-Bina, qui a vu dans cette préface de L’Algérie juive une « normalisation culturelle avec l’entité sioniste ». Des comptes sur les réseaux sociaux (Facebook, X et TikTok) ont suivi, avec moult commentaires rappelant le« génocide » de Gaza et qualifiant par association Mme Zenatti de « génocidaire ».« Tant de fantasmes projetés sur ma personne sans me connaître, ni m’avoir lue », déplore la romancière.
Il reste le livre lui-même, dont l’exhortation à revisiter l’histoire de l’Algérie au prisme de la pluralité de ses héritages bouscule les dogmes officiels. « L’Algérie, quoi que l’on en dise, est comme toutes les contrées du monde, écrit Hédia Bensahli.Elle ne peut être estampillée du sceau de l’uniformité. Elle est plurielle ! Nous concevons et ressentons parfaitement l’Algérie arabo-musulmane, nous admettons enfin l’Algérie berbère ; il me semble que nous devrions aussi nous pencher sur cette Algérie juive que nous connaissons si peu. »