La puissante Confrérie des Frères musulmans est frappée depuis quatre ans par l’énergique répression qui a suivi la chute du président Morsi. Ses adeptes attendent des jours meilleurs pour refaire surface.
PROCHE-ORIENT Après trois années de séparation, Latifa et Hassan se sont réinstallés ensemble dans la banlieue du Caire*. Ils s’étaient rencontrés en 2010 : elle, étudiante européenne venue parfaire sa connaissance de la langue arabe, lui, professeur. «Je ne pouvais plus vivre loin de lui », assure la jeune femme, qui berce sa fille de 8 mois. À l’été 2013, jeune mariée et un ventre qui s’arrondit de son premier enfant, Latifa quittait pourtant l’Égypte alors que l’armée venait de disperser le sit-in des supporteurs du président déchu Mohammed Morsi à la suite d’un coup d’État mené par Abdel Fattah alSissi. «C’était devenu trop dangereux », explique-t-elle. Hassan, membre des Frères musulmans, venait d’échapper à la mort dans ce qu’on considère aujourd’hui comme l’une des plus importantes tueries de l’histoire contemporaine : le massacre de Rabaa. Au moins 817 morts et des dizaines de disparus selon Human Rights Watch.
Des positions conservatrices
Chassé du pouvoir par l’armée à la suite de manifestations monstres deux mois auparavant, Mohammed Morsi, se disant pourtant « islamiste modéré » avait brisé comme ses prédécesseurs, les espoirs de démocratie du peuple. Lors de son mandat avorté (1 an), les observateurs s’inquiétaient de la perpétuation des arrestations arbitraires et de la torture. Avides de libertés, les Égyptiens ne supportaient pas non plus le retour à un islam plus traditionnel, omniprésent dans les interventions du président, vécu comme une islamisation à marche forcée et une archaïsation de la société. Un durcissement religieux assumé, illustré notamment par le limogeage de nombreux responsables de la scène culturelle ou le rejet d’un texte adopté par l’ONU pour lutter contre la violence faites aux femmes. Des positions extrêmement conservatrices, parfois volontairement exagérées par les opposants de l’islam politique, qui avaient jeté dans la rue des milliers d’Égyptiens et donné le blanc-seing à l’armée pour renverser les Frères.
Une fois la Confrérie devenue la cible de l’homme fort du pays, le couple a été déchiré par la situation politique. Hassan espérait rejoindre sa femme de l’autre côté de la Méditerranée, mais sa demande de visa étant systématiquement refusée, il retrouve Latifa dans de rares lieux de paix de la région, à Amman ou à Tunis, pour garder la flamme de leur union et déclarer les enfants qui naissent de leurs rendez-vous secrets. «On espérait que le coup d’État avorterait. Ça devait durer quelques mois, confie-t-elle mais mon aîné a vu son père trois fois depuis sa naissance, alors, malgré le risque, j’ai décidé de revenir. »
Dans le quartier excentré où ils ont élu domicile, les époux ne vivent pas reclus comme le mythe voudrait le faire croire mais ont un cercle social restreint. «On a peur évidemment ! Ici, personne ne sait qui je suis », explique Hassan. Lui figure sur la liste des responsables de la tentative d’assassinat de l’ancien ministre de l’Intérieur, Mohammed Ibrahim : «Une affaire montée de toutes pièces », assure-t-il. Hassan a été condamné à mort par contumace. «Le jour où on me trouve, c’est fini, dit-il, mais notre situation est la moins mauvaise de toutes, nous sommes chanceux.»
Les organisations de défense des droits de l’homme estiment le nombre de détenus politiques à 60000 en Égypte, dont une large majorité de sympathisants de la Confrérie. Parmi eux, «3000 ont des profils importants, le reste, ce sont de simples sympathisants », explique Mohammed Ahmed, observateur pour Amnesty International. Il admet toutefois que son organisation a perdu le fil : « Nous n’avons plus de statistiques sur la répression anti-Frères depuis fin 2015. »
Le durcissement est pourtant visible : «Les opérations antiterroristes visant les Frères musulmans sont quotidiennes. En 2013, cela a commencé par des arrestations de masse et des procès mis en scène avec des accusations très lourdes. Dès 2015, est apparu un nouveau type de violences : les disparitions forcées ; et depuis peu émerge un autre phénomène : les exécutions. »
Enlèvements et exécutions
Amnesty International estime que depuis 2015, plus de 1700 personnes auraient été enlevées par les forces de sécurité. « Entre mai et juillet, on compte plus de 90 exécutions extrajudiciaires, 61 rien que le mois passé », note aussi l’ECRF, ONG égyptienne spécialisée dans le suivi de ces violations. Dans un appartement huppé de Zamalek, Abdul Khouddous, la soixantedizaine tremblotante, nous reçoit dans un séjour plongé dans la pénombre. C’est l’une des seules figures de la Confrérie encore en liberté dans le pays. « Je suis Frère musulman, je l’assume, lâche-t-il. Je peux être arrêté à n’importe quel moment. Si je suis encore en liberté, c’est que je bénéficie d’une certaine protection.» L’homme est membre du Conseil des droits de l’homme mais aussi connu pour ses positions libérales. Petit-fils d’Ihsan Abdul Khouddous et Rosalie Youssef, grands noms de la littérature égyptienne contemporaine et du libéralisme, il a pris ses distances avec l’organisation après l’élection de Morsi. « Le régime utilise tout l’arsenal de répression disponible contre les Frères », s’inquiète-til pourtant. Fondateur d’une association de défense de victimes, il évoque l’existence d’un dossier dans lequel il a consigné les photos des personnes exécutées par les forces de sécurité. « Un album de photos de morts… Près de 500 ces quatre dernières années », assure-t-il.
« Je n’ai plus rien à perdre », dit Sara Sabry, l’une des rares à insister pour que son nom soit cité. En mai dernier, son père, Sabry Mohammed Khalil, 56 ans, se volatilisait sur la route entre Le Caire et Alexandrie. Après des jours de silence, il assurait sur WhatsApp «que tout (allait) bien » et demandait à un ami de le rejoindre. Les deux hommes sont apparus sur une liste de personnes tuées dans des affrontements deux jours plus tard. « Tous les jours, le ministère de l’Intérieur publie des communiqués annonçant la mort de supposés éléments violents, les accusant d’avoir attaqué la police ou de préparer des attentats », explique l’ECRF. Si Mohammed était un membre actif de la Confrérie, il n’y avait aucune responsabilité. « C’est une victime banale, ça peut arriver à n’importe qui », assure sa fille.
Face à cette vie intenable, certains ont réussi à s’exiler, la plupart en utilisant les services de passeurs vers le Soudan. Ils sont un nombre notable dans les pays du Golfe et en Europe sans que l’on sache combien ont effectivement quitté le pays. En Turquie, on recense entre 4 000 et 10000 Frères. Quelques dizaines de milliers tout au plus sont partis, la très large majorité des 900000 membres et 2 millions de sympathisants demeurant dans le pays. Des sources bien informées indiquent que certaines figures seraient d’ailleurs sur le point d’obtenir l’asile en Europe.
Les grands leaders emprisonnés ou tués, les rescapés en fuite ; sans tête pensante à l’intérieur du pays, ceux qui restent ont adopté une stratégie de repli. Ce que les spécialistes appellent «la mise en veille ». «Les Frères musulmans fonctionnaient déjà comme ça sous Moubarak, explique Stéphane Lacroix, chercheur au Centre de recherches internationales et spécialiste de l’islam politique. Il y a toujours eu une culture du secret. Avant 2011, les Frères se préservaient déjà grâce à leurs techniques de clandestinité. »
« Attendez et laissez Allah décider ! »
Aujourd’hui, les Frères musulmans sont complètement désorganisés politiquement, «il n’y a plus de structure de commandement au niveau local, c’est un poulet sans tête », selon le spécialiste, pour qui le mouvement peut continuer à exister malgré la mise en sommeil de sa cellule politique. Difficile à détruire, la culture «frériste » perdure. «Les gens se fréquentent, se marient, se voient pour étudier le Coran. N’importe quelle occasion est potentiellement une réunion des Frères. Il est compliqué pour l’État de contrôler les liens sociaux. »
«Nous n’avons plus aucun contact avec les leaders, ils sont partis et ne nous donnent plus aucune directive, confirme Atamad Fathy Zaghloul, personnalité de la Confrérie et ancienne élue au Parlement. La seule chose qu’on nous dit, c’est “Attendez, laissez Allah décider.” » * Pour préserver la sécurité des personnes rencontrées, les noms, pays d’origine et localisation de la majeure partie d’entre eux ont été modifiés.