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Il y a cinq ans, le philosophe britannique était emporté par un cancer fulgurant. Critique du multiculturalisme, défenseur de la nation et de la tradition contre l’orgueil de la déconstruction, il continue d’inspirer plusieurs leaders conservateurs européens.
Le 3 décembre 2019, le premier ministre Viktor Orban avait fait le déplacement en personne à l’ambassade de Hongrie à Londres pour lui remettre l’ordre national du Mérite, la plus haute distinction de son pays. Roger Scruton apparaissait les larmes aux yeux, dans une chaise roulante, sa crinière de lion blonde argentée anéantie par la chimiothérapie. À peine un mois plus tard, le 12 janvier 2020, il sera emporté par la maladie. Le dirigeant populiste, mis au ban de la communauté européenne, faisait l’éloge du philosophe britannique. « Comme nous l’avons appris de notre bien-aimé professeur, le conservatisme est tout sauf une idéologie : c’est l’antidote à l’idéologie. » Viktor Orban et Roger Scruton se connaissent de longue date : ils se sont rencontrés en 1987 alors que le futur dirigeant était le jeune leader de l’opposition libérale. Après la chute du rideau de fer, puis l’arrivée d’Orban au pouvoir, Scruton a poursuivi ses liens privilégiés, se rendant souvent à Budapest pour donner des conférences. La Hongrie est devenue la patrie du scrutonisme. Dans Budapest, il y a même un café portant son nom. Dans l’ambiance feutrée et cosy du Scruton Café – où sont accrochées au mur des citations du philosophe conservateur, qui était aussi amateur de bon vin que de bonne littérature : « Je bois donc je suis » -, se réunissent les jeunes du Hungarian Scruton Hub, qui se donne pour mission de promouvoir sa pensée.
Orban cite régulièrement Scruton dans ses discours. Il dit notamment s’en être inspiré dans sa conception de l’architecture. Dans son documentaire Why Beauty Matters, le philosophe expliquait en quoi la beauté est un besoin humain fondamental bafoué par l’architecture contemporaine. « Sir Roger Scruton a soutenu que la beauté de nos villes n’est pas seulement une question de goût personnel, mais le résultat d’un jugement esthétique collectif développé au fil du temps. Le projet de rénovation du quartier du château de Buda, en Hongrie, en est un bon exemple », disait Viktor Orban en mars 2023. Le premier ministre hongrois a décidé de faire rebâtir ou restaurer à l’identique ce quartier autrefois splendide ravagé par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale.
Orban apprécie chez Scruton son côté Soljenitsyne : critique du communisme, il n’embrasse pas pour autant le catéchisme de la modernité libérale : « Alors que les Soviétiques occupaient encore l’Europe centrale et orientale, il nous a aidés à lutter contre le communisme. Mais il n’a pas non plus soutenu aveuglément l’idée de sociétés ouvertes ; il était assez éveillé pour voir ses défauts et mettre en garde contre ses dangers ».
Rod Dreher, penseur conservateur américain qui vit aujourd’hui à Budapest et connaissait bien Roger Scruton, analyse pour Le Figaro les convergences entre Scruton et Orban : « Le fait d’être présent à Paris en 1968 lors du soulèvement étudiant a fait pencher le jeune Scruton vers la droite. Il a vu que les étudiants radicaux étaient des idéologues prêts à détruire la culture française et européenne au nom d’idéaux abstraits. C’est également vrai pour ce que l’Union européenne souhaite faire à la Hongrie. Orban résiste à cela. Si vous voulez comprendre Orban, vous devez d’abord comprendre Scruton. La même haine du communisme – une idéologie universaliste qui a tenté d’effacer les nations au service de l’abstraction – motive la haine d’Orban pour le mondialisme et le côté idéologique du projet européen. »
Orban aimait aussi en Scruton son côté « paria », qui le rapprochait de sa propre trajectoire. Il soulignait non sans ironie que Scruton avait été « exclu de deux sphères : la Tchécoslovaquie communiste et l’université occidentale ».
En effet, Scruton n’a pas eu parmi ses pairs la reconnaissance qu’il méritait. « En Grande-Bretagne, il a influencé des gens, mais peu dans la sphère politique. Il était considéré comme sulfureux. Il défendait les conservateurs, mais n’était pas défendu par eux, souligne son amie et disciple la philosophe française Laetitia Strauch-Bonart. C’est pourquoi il fut profondément ému par la médaille que lui remit Viktor Orban. Il avait une joie immense d’avoir cette ultime distinction alors que le Royaume-Uni l’avait marginalisé. » Après sa mort, Boris Johnson, qui était alors premier ministre, s’est fendu d’un tweet élogieux : « RIP sir Roger Scruton. Nous avons perdu le plus grand penseur conservateur moderne, qui a non seulement eu les tripes de dire ce qu’il pensait, mais l’a dit magnifiquement. »
Mais, à son enterrement, hormis Viktor Orban, le seul représentant politique présent était l’ancien ministre de l’Éducation Michael Gove. Nul n’est prophète en son pays.
Quelques mois avant sa mort, Roger Scruton avait été l’objet d’une ignoble cabale médiatique organisée par les médias progressistes à laquelle les tories avaient minablement cédé. Il faut s’arrêter sur cette affaire, car elle en dit long sur le climat de terreur intellectuelle qui règne au Royaume-Uni. En avril 2019, un journaliste du magazine de gauche New Statesman George Eaton rapporte des propos tronqués d’une interview que lui a donnée Roger Scruton, qu’il qualifie de « remarques outrageantes ». Il tweete les phrases qui selon lui constituent des dérapages : que l’islamophobie était « une invention des Frères musulmans pour stopper toute critique sur un sujet majeur » ; « Toute personne qui ne pense pas qu’il y a un empire Soros (milliardaire d’origine hongroise opposé à Viktor Orban) en Hongrie n’a pas observé les faits » ; « Les Hongrois sont très alarmés par l’invasion soudaine de tribus de musulmans » ; « Chaque Chinois est une réplique du suivant ». « Islamophobie », « antisémitisme »« xénophobie » : après avoir posté ces phrases sur le réseau social, la polémique enfle.
Les députés du Labour réclament la tête de Scruton, qui tient un rôle officiel à la commission Building Better, Building Beautiful, un travail bénévole de conseil pour construire des logements et des habitations esthétiquement plus beaux. Le ministre du Logement James Brokenshire le limoge sur-le-champ, sans même avoir eu accès à l’entretien en entier.
Quant au journaliste George Eaton, il poste une photo de lui sur Instagram en train de boire du champagne avec ce commentaire triomphal : « Le sentiment ressenti lorsque Roger Scruton, raciste et homophobe d’extrême droite, est renvoyé de son poste de conseiller du gouvernement conservateur. » Comme quoi, les réseaux sociaux n’ont pas attendu Elon Musk pour propager des vilenies. Mais, quand il s’agissait de fake news visant à accabler un penseur de droite, cela n’était pas grave. Grâce à l’insistance du journaliste conservateur Douglas Murray, l’interview est finalement publiée en entier.
On y découvre que les propos de Scruton ont été tronqués et décontextualisés. Le journal New Statesman finira par s’excuser, ainsi que le ministre du Logement Brokenshire ; et Theresa May réintégrera Scruton à la commission. Mais le mal était fait, et beaucoup de ses proches avancent que le cancer fulgurant qu’il développa quelques semaines après la polémique était la conséquence de cette meurtrissure à son honneur. Il n’y a pas que des mains de Viktor Orban que Roger Scruton a reçu une médaille du Mérite : il a été aussi distingué par le président tchèque Vaclav Havel, en 1998, et par le président polonais Andrzej Duda, en Accueil
2019. Si Roger Scruton a fait des émules dans les anciens pays communistes, il est aussi lu et reconnu par les conservateurs américains. La très influente Heritage Foundation, qui a produit le fameux Project 2025 controversé qui aurait inspiré la campagne de Trump, a reçu le philosophe en octobre 2018.
Si Scruton avait parfaitement analysé dans la victoire de Trump de 2016 la défaite d’un establishment libéral qui n’avait de cesse de nier l’aspiration à la souveraineté des peuples, le dirigeant populiste à la crinière orange n’était pas tout à fait sa tasse de thé. « Scruton avait quelque chose de très intellectuel et d’élitiste, il n’appréciait pas le côté vulgaire et racoleur du populisme, soutient Laetitia Strauch-Bonart. Il y avait une tension entre son amour de la culture et le fait que certains leaders populistes soient antiélitiste. »
Loin d’être un prophète de malheur ou un amoureux des ruines, Scruton était un conservateur joyeux, qui trouvait poli d’accompagner « une mauvaise nouvelle d’un motif d’espoir ». « Sur le papier c’est Giorgia Meloni qui lui correspond le plus », analyse la philosophe. C’est une conserva trice plus qu’une populiste. La dirigeante italienne en a même fait son maître à penser, aux côtés de J.R. Tol kien. « Si je devais citer un des penseurs qui ont le plus contribué à ma vision ces dernières années, je donnerais le nom du seigneur de la pensée conservatrice britannique : sir Roger Scruton », écrit la dirigeante dans son autobiographie, Io Sono Giorgia. Elle l’a connu « trop tard », quelques années avant sa mort grâce au Parti des conservateurs et réformistes européens (ECR). « Il n’ y a pas un parti qui puisse se définir de droite en Occident et qui ne doive pas quelque chose à Scruton », ajoute la dirigeante italienne, qui cite la définition du conservatisme donnée par le philosophe : « Les conservateurs font leur la vision de la société de Burke, qui la concevait comme une alliance entre les vivants, les non-nés et les morts ; ils croient en l’association civile entre voisins plutôt qu’en l’intervention de l’État ; et ils admettent que la chose la plus importante qu’un vivant puisse faire est de s’installer, de se construire une maison et ensuite de la transmettre à ses enfants. L’oikophilie, l’amour de la maison, est liée à la cause environnementale, et il est bien surprenant que de nombreux partis conservateurs dans le monde n’aient pas pris possession de cette cause. »
Roger Scruton était l’un des rares penseurs de droite à avoir directement lié la cause écologique et le conservatisme. À l’occasion du premier anniversaire de son décès, en 2021, Meloni a déclaré que son « intention était de promouvoir Scruton comme l’un des piliers du conservatisme européen » et de « lui rendre un hommage mérité », mais « surtout de veiller à ce que les jeunes politiciens conservateurs soient inspirés par sa vision ».
Et la France ? Roger Scruton admirait particulièrement notre pays, notamment le rôle sans pareil qu’y jouèrent les intellectuels, contrairement au RoyaumeUni, où les abstractions de l’intelligentsia sont moins écoutées, pour le meilleur comme pour le pire. Marion Maréchal a cité à plusieurs reprises le penseur britannique dans ses discours. Mais le plus grand lecteur de Roger Scruton dans la classe politique française n’est autre que Bruno Retailleau.
Le ministre de l’Intérieur assure avoir lu toute son œuvre. « Après l’avoir lu, j’ai eu la chance de rencontrer Roger Scruton dans le cadre d’un entretien croisé qu’avait organisé Le Figaro. Cet esprit aussi fin que libre a très bien montré que, loin des caricatures progressistes sur le conservatisme, cette pensée est tout sauf idéologique puisqu’elle se fonde sur la complexité du réel et la fragilité de la condition humaine », nous confie celui qui assume, chose rare en France, l’étiquette de conservateur.
Fondées sur la complexité du réel, les convictions de Roger Scruton étaient en réalité assez simples. Elles avaient la limpidité d’une philosophie qui s’appuie sur le bon sens plus que sur de savants échafaudages théoriques : la conviction que les individus ne sont pas des monades interchangeables, qu’il y a une part non choisie de l’existence que nous devons accepter, un héritage dont nous sommes les dépositaires et qui doit nous inspirer un profond sentiment de gratitude. Que l’oikophilie, l’amour du foyer, est le fondement de toute société humaine. Que, par conséquent, le multiculturalisme, considéré comme une forme d’anticulture, est profondément déracinant et appauvrissant. Que la civilisation est une sédimentation lente et organique de couches successives, aussi fragiles que précieuses.
Qu’il est plus facile de détruire que de construire.