Corruption politique ou le mal radical

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Dans son Essai sur le mal politique, Myriam Revaut d’Allonnes écrit : « Que la politique soit maléfique, qu’elle charrie avec elle tout un défilé de pratiques malfaisantes, implacables ou perverses, c’est là une plainte aussi vieille que la politique elle-même […] La politique corrompt ». En cette ultime semaine d’effervescence de la fin d’un mandat présidentiel, au milieu des décombres de l’État libanais, il est légitime de s’interroger sur la pertinence de la notion de corruption politique comme mal radical.

 

En ce dimanche 23 octobre, les homélies du Patriarche Maronite Bechara Raï ainsi que du Métropolite de Beyrouth Elias Audeh, ont placé très haut la barre morale de référence en matière de vie publique. Parlant du scandale de la vacance présidentielle, les deux prélats ont appelé les choses par leur nom. Pour le patriarche Raï, les députés de la nation font preuve de trahison envers la patrie en n’exécutant pas le mandat qui leur est confié par leurs électeurs : assurer une vie publique saine conformément aux dispositions constitutionnelles. Le métropolite Audeh a lourdement insisté sur la corruption politique qui dépasse en gravité la corruption marchande des malversations financières et de leurs réseaux mafieux politiciens. Il existe une probité publique qui fonde le pouvoir dans la cité. Lorsque le pouvoir s’identifie à celui qui l’exerce ou lorsque ce dernier accapare le pouvoir qu’il détient, il devient légitime de dénoncer la corruption politique comme détournement de la recherche du bien commun en faveur d’intérêts de la sphère privée.

Il n’est pas aisé de définir la corruption politique à cause de la variation culturelle des échelles des valeurs. On pourrait se contenter de dire qu’il s’agit d’un marché occulte se situant à l’interface du public et du privé, dans la pénombre crépusculaire où se déploie la volonté de puissance. « Là où la division entre sphère politique et sphère marchande a été érigée en principe ; là où l’intérêt public se distingue des intérêts privés ; là où l’État a fait reculer le patrimonialisme, le clientélisme, le népotisme, alors la corruption est considérée comme une pathologie » (Yves Mény). De toute évidence le Liban est loin de correspondre à une telle définition. Par ailleurs, l’homme politique libanais parvient rarement à mettre une sourdine à sa propre volonté de puissance. Bien au contraire, cette dernière est supposée remplir l’ensemble de l’espace public et ce qu’il contient.

Il est vrai que, durant tout son mandat, le Président Michel Aoun a toujours déclaré vouloir éradiquer la corruption. On a vu comment la magistrature fut mise à contribution pour harceler certaines figures du secteur financier privé ou public. Cependant, la même magistrature est aujourd’hui paralysée dans l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth.
Certaines déclarations outrancières du couple Hassan Nasrallah et Jibrane Bassil se donnent libre cours. D’ici la fin du mandat actuel, le président du CPL menace de donner ordre aux ministres de son parti, membres du cabinet, de ne pas obtempérer aux ordres du chef du gouvernement, de ne pas participer aux réunions du conseil des ministres au cas où ce dernier assumerait l’intérim de la vacance présidentielle qui se profile à l’horizon du 31 octobre. Personne ne bronche. Voici qu’un responsable politique ordonne à ses partisans de violer la plus élémentaire probité publique, à savoir l’obligation d’assurer le service public et la continuité du pouvoir. C’est cette primauté de la volonté politique de puissance sur les règles et les principes que le métropolite Audeh dénonce sous le nom de « corruption politique ».

Depuis la nuit des temps et les débuts de l’histoire, on a toujours affirmé que le mal « s’incarnait historiquement dans le mal du pouvoir ». Tout despote n’a de pouvoir que fondé sur la crainte qu’il inspire. Terrifier le peuple semble être synonyme de gouverner chez certains. On n’a pas beaucoup d’exemples historiques de souverains conscients que pour se faire respecter et obéir, il faut d’abord se faire aimer.

Giovanni Sartori rappelle dans sa Théorie de la démocratie « Politique et éthique ne sont ni identiques ni isolées l’une de l’autre […] le difficile problème de leurs relations devient insoluble si […] nous réduisons la politique aux seuls faits et besoins bruts et situons toutes les valeurs […] dans le champ de la morale ». Ainsi, les menaces brandies par le président du CPL ne font pas débat sur le plan de la morale ou de leur conformité à la probité publique. Elles sont uniquement vues par les lorgnettes factuelles de la politique et de la lutte pour le pouvoir. La fin du mandat présidentiel laisse un Liban livré à lui-même, c’est-à-dire aux loups à forme humaine qui font fi de toute contrainte et dont la volonté de puissance asservit les constitutions, les règles et les principes.

Le soulèvement du 17 octobre 2019 avait fortement dénoncé la corruption mais du seul point de vue moral et non politique. Les effets politiques et sociaux de ces accusations ne semblent pas avoir eu d’effets radicaux sur l’image des acteurs politiques, ni même sur leurs résultats électoraux. Plusieurs candidats, dits corrompus, ont été largement réélus au printemps 2022. Il est donc possible de crier « Tous pourris/kellon ye3né kellon » tout en accordant des mandats parlementaires à des politiciens réputés corrompus. Ainsi l’électeur ne sanctionne pas, ou très peu, la corruption politique. Cette forme de tolérance à l’égard de cette forme de corruption est particulièrement perceptible au Liban. Le leadership politique va de pair avec une perception mesurée de certaines pratiques déviantes voire illégales. Il y a une indulgence a priori à l’égard de la corruption politique. « L’art de gouverner est celui de tromper les hommes. L’art d’être gouverné est celui d’apprendre la soumission, laquelle va de l’obéissance forcée à l’enchantement de la servitude volontaire » (D’Allonnes). L’indulgence à l’égard de la corruption politique alimente la passivité des citoyens et met en danger la démocratie. Les citoyens désabusés se laissent aller à l’incivisme et au populisme. Au milieu d’une telle perversité, « la politique apparaît comme un marchandage faisant de la corruption le prix à payer pour la délégation démocratique » (P. Beze).

La fin du mandat du Président Michel Aoun le 31 octobre prochain ne mettra pas fin à la corruption politique dans un pays où se sont délités tous les instruments rationnels des institutions aptes à contenir les dérèglements des passions. La racine mauvaise du politique ne disparaîtra pas. C’est pourquoi la seule justification d’une reprise de la révolte du 17 octobre 2019 se résume dans le recouvrement de la pleine souveraineté du pays et du rétablissement de l’État de droit, loin de toute utopie moralisatrice.

acourban@gmail.com

Ici Beyrouth

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