SON SILENCE est sa force. Ses mots, même rares, peuvent faire lever des millions d’Irakiens. Comme en juin 2014, lorsque l’ayatollah Ali Sistani édicta une fatwa appelant à la mobilisation populaire contre Daech qui s’approchait de Bagdad. Le plus haut dignitaire chiite d’Irak vit à Nadjaf, non loin du mausolée d’Ali, dans le quartier al-Barak. L’allée qui conduit à son domicile est barrée et gardée par des hommes en armes. À 85 ans, Ali Sistani compte de nombreux ennemis parmi les djihadistes sunnites de Daech, et certains extrémistes kurdes qui piétinaient son portrait avant leur référendum avorté de septembre sur l’indépendance.
Le vieil homme ne reçoit ni journaliste, ni ambassadeurs en poste à Bagdad. Seul l’émissaire des Nations unies a pu le rencontrer dans le passé. Même les politiciens irakiens essuient des rebuffades. Qu’ils soient chiites ou sunnites, Sistani les exècre. Et pour cause : le tout-puissant ayatollah, issu de la plus nombreuse communauté religieuse d’Irak, les a adoubés, après la chute de Saddam Hussein en 2003. «Ils étaient faibles, se souvient Hassan Nadhem, universitaire à Koufa, près de Nadjaf. Ils avaient besoin de lui. Durant le premier mandat du premier ministre Nouri al-Maliki, les deux hommes étaient amis. Puis entre 2010 et 2014, Maliki est devenu sectaire. Sistani ne l’a plus soutenu. Et depuis, il refuse de le rencontrer. » En riposte, l’impétueux Maliki lui retira des gardes, appointés par l’État.
Téhéran s’agace
De son côté, l’actuel premier ministre, Haïdar al-Abadi, n’obtint qu’une seule audience. Sistani lui reproche sa tiédeur à lutter contre les maux qui accablent l’Irak : la corruption, l’incapacité du gouvernement à offrir des services élémentaires à la population, mais aussi ses échecs répétés pour dépasser le clivage chiites-sunnites et rebâtir un sentiment national irakien. Pourtant, Sistani n’est même pas irakien : il est né en Iran, et même s’il vit à Nadjaf depuis des décennies, il n’a jamais demandé la nationalité irakienne.
Ses relations avec ses voisins et coreligionnaires chiites iraniens sont aigres-douces. Son indépendance d’esprit et sa quête de souveraineté agacent l’Iran, sans parler des divergences sur la place de la religion dans l’État – prédominante en Iran, mais pas dans l’Irak de Sistani. «Les Iraniens voudraient entendre un mot de Sistani en signe de soutien à leurs actions en Irak », glisse un proche de l’ayatollah. Mais celui-ci reste muet.
Chaque matin entre 10 heures et 11h30, assis par terre dans une salle modeste, Ali Sistani reçoit des fidèles. Depuis la chute de Saddam Hussein, son avis a été maintes fois écouté : lors de la rédaction de la Constitution en 2004, puis en 2006, quand il a contraint le premier ministre Ibrahim Jaafari à renoncer à un second mandat, tout comme avec Nouri al-Maliki en 2014. Quitte à s’opposer alors à la volonté de Téhéran et de leur homme fort, le chef de la Force al-Qods, Qassem Soleimani. «Mécontent de Soleimani qui soutenait Maliki, Sistani n’avait pas voulu voir l’Iranien », se souvient son proche.
Alors que l’État islamique a été vaincu et que les appels se multiplient pour démilitariser les milices, sa parole sur un sujet qui divise le pays était attendue. Allait-il édicter une nouvelle fatwa, pour cette fois, démanteler ces formations paramilitaires ?
Une puissance relative
Vendredi 15 décembre, via Abdel Mahdi al-Kerbalaï, son représentant à la prière de la mosquée de Kerbala, Sistani a rendu son jugement. Il loue le travail des miliciens dans la bataille contre Daech et leur demande d’intégrer les forces de sécurité. Mais pas de nouvelle fatwa, de sa part. Cette position médiane épouse celle du premier ministre Haïdar al-Abadi, sans offenser celle de ses ennemis au sein du courant chiite, qui obéissent aux ordres de l’Iran.
Sa prudence ne règle pas le problème de fond posé par les milices, mais témoigne de sa puissance finalement relative. L’échec de l’Irak post-Saddam est aussi en partie le sien. « Sistani reconnaît qu’il est indirectement responsable de l’échec d’un système qu’il a cautionné en 2004 », assure le proche de l’ayatollah. D’où sa recherche de figures nouvelles, comme Ali Allaoui, encore à Londres, pour bâtir l’Irak de demain.■