Avec la disparition du Palestinien Mahmoud Darwich, il est la dernière grande voix de la poésie arabe et, au-delà, l’un des grands poètes contemporains. Adonis vit en poésie depuis l’âge de 13 ans, lorsqu’il n’était encore qu’un gosse haillonneux mais déjà fort ambitieux. Une poésie qu’il considère comme «tragique par essence» et qu’il a toujours reliée à la philosophie. Il y parle de Dieu, de la guerre et de la paix, de sexe, d’ivresse, de folie.
Né en 1930 dans un modeste village alaouite, il quitte très tôt la Syrie, jugeant que vivre dans ce pays «lui fermait l’horizon», pour s’installer à Beyrouth, puis en France, en 1985. A 17 ans, il prend le pseudonyme d’Adonis : «Ce nom m’a libéré de mon nom, Ali, et d’une appartenance sociale refermée sur la fermeture de la religion.» Depuis, il n’a cessé de braver les interdits. Pour avoir déclaré que «les Juifs sont une composante de l’histoire du Moyen-Orient», il est exclu de l’Union des écrivains arabes. La Syrie est devenue pour lui une plaie ouverte : «Du destin d’Alep, j’arrache mes pas. Voici mes chemins et voici la fin du pays. Je vais m’enfoncer dans ma blessure et dans ma langue comme si mon cœur était aplati sous le poids de ma maison.»
L’opposition à Bachar al-Assad vous a beaucoup reproché votre sévérité à l’égard de la révolution syrienne ?
Malheureusement, ce n’est pas une révolution, mais une lutte pour le pouvoir et des conflits d’intérêts. L’opposition porte donc une grande responsabilité dans la tragédie actuelle. Ceux qui me critiquaient me téléphonent aujourd’hui pour me dire que j’avais raison. Dans ce qu’on appelle les révolutions arabes, que j’ai soutenues au départ par de nombreux textes, il manque l’essentiel : la rupture avec l’islam institutionnel.
Ce qui se passe dans le monde arabe, ce ne sont pas des révolutions. En Syrie, l’opposition n’a jamais prononcé le mot «laïcité», comme s’il lui faisait peur. Je ne peux pas imaginer une révolution où les acteurs ne cherchent pas à séparer la religion de l’Etat, où l’on ne pense pas la citoyenneté, où le statut de la femme et sa libération du fiqh [le droit islamique, ndlr]ne sont pas en son centre. Je ne peux pas faire partie d’une manifestation qui sorte d’une mosquée. Il faut faire une révolution contre la religion, pas avec la religion. Je n’ai rien contre la religion en tant qu’expérience individuelle, à condition que cette personne n’engage pas les autres.
Comment voyez-vous aujourd’hui le monde arabe ?
Les civilisations obéissent à des cycles. Les civilisations sumérienne, mésopotamienne, grecque, latine et tant d’autres ont disparu. A présent, c’est au tour des Arabes en tant que civilisation. Il n’y aura plus de monde arabe. Car il n’y a plus d’élan vital, plus de projet collectif, plus de dimension humaniste. Je parle bien sûr des pouvoirs et des institutions. Car il reste les individus, qu’il ne faut pas identifier aux masses. Quand vous voyez les Arabes en tant qu’individus, il y en a d’excellents. Je suis interdit de séjour en Arabie Saoudite mais je compte, parmi mes grands amis, des Saoudiens.
Justement, comment l’islam voit-il le poète ?
Il y a deux grandes traditions dans le monde arabe : la poésie et la religion, dans cet ordre, car la poésie a précédé l’islam. Il en a découlé un conflit entre la religion et la poésie préislamique, qui prétendait dire la vérité. Or, après la «révélation» [coranique], la poésie n’a plus eu le droit de prétendre qu’elle disait la vérité. D’ailleurs, le Coran s’en prend aux poètes – on le voit dans la sourate «les Poètes» – comme avant lui Platon, qui recommandait de les chasser de la cité.
Avec l’islam, la poésie a donc dû se séparer de la pensée, et le poète n’a plus eu que le droit de dire ses émotions. Dès lors, les Arabes ne peuvent pas imaginer un poète qui soit aussi un penseur, parce qu’ils n’ont pas l’habitude de lire une poésie qui soit en même temps une pensée. Pour eux, le poète doit être comme un chanteur. Or, il n’y a pas de grand poète qui ne soit aussi un grand penseur. De ce fait, on ne peut pas trouver un seul grand poète dont on puisse dire qu’il est à la fois un grand poète et un musulman. Je fais une exception pour An-Niffari[[ Mystique musulman, originaire de la ville de Niffar, en Mésopotamie, mort en 965.]].
Tout de même, Maulana, Attar, Nezami…
Maulana n’est pas reconnu comme un grand poète, mais comme un penseur qui s’exprime en termes poétiques. Les grands poètes, comme Al-Hajj, Abou Nawas, Al-Moutanabi et beaucoup d’autres, sont des figures du refus. Leur mysticisme est une révolution en rupture avec l’islam institutionnel qui était, et continue d’être, au pouvoir. Les plus grands poètes n’ont pas leur croyance dans la religion. Or, la spécificité de l’islam, c’est qu’il est né en tant que pouvoir et institution, à la différence du christianisme qui, lui, est né comme contre-pouvoir. L’islam est la première idéologie à avoir utilisé la poésie pour défendre ses idées. Comme allaient le faire le communisme et le fascisme.
C’est pourquoi la poésie a connu une période de décadence totale entre le Prophète et les Omeyyades. Après, les Abbassides ont réveillé la poésie à Bagdad en renforçant l’idée que la poésie devait servir le Prophète. Cela a duré jusqu’à leur déclin, provoqué militairement par les invasions mongoles et culturellement par les Ottomans. Notre modernité en poésie est donc derrière nous. On ne trouve pas de poètes qui ont créé un langage tout à fait nouveau comme Mallarmé ou Rimbaud, un langage pour exprimer, par exemple, la lutte entre la ville et le désert. Pour ma part, j’ai toujours rêvé d’écrire une poésie qui ne serait pas fondée sur ce qui est traditionnel, mais qui exprime une vision du monde, qui enlace toute connaissance.
D’où votre œuvre graphique ?
Elle est le prolongement de ma poésie. Ce sont des variations sur ma manière de voir le monde, de créer de nouveaux rapports entre l’homme et les choses, l’homme et le monde. Dans le monde arabe, la tradition est extrêmement forte. Même si l’on fait quelque chose de différent, on suscite toujours de l’opposition. Si ce que vous faites a une origine, cela s’inscrit d’une manière ou d’une autre dans une tradition liée au Coran. C’est le cas de la poésie. On est beaucoup plus libre avec l’image, le théâtre, le roman.
Il y a donc incompatibilité entre islam et modernité ?
L’islam est fondé sur trois dogmes. D’abord, le Prophète est le sceau des prophètes. Ensuite, les vérités transmises par le Prophète sont des vérités ultimes et il ne peut en exister d’autres. Enfin, l’homme n’a rien à ajouter ni modifier, il doit obéir et pratiquer. Si on pousse cette logique, on peut dire que Dieu, lui non plus, n’a plus rien à dire, car il a donné la vérité à son dernier prophète.
En revanche, toute votre poésie place l’homme au cœur du monde…
Le monde n’a pas de sens sans l’homme. L’homme n’est peut-être rien mais ce rien est tout. L’identité, c’est être humain avant d’être religieux. Et c’est en créant son œuvre que l’homme crée son identité. La religion n’est pas productrice d’identité. Elle vient du passé, alors que l’identité est dans l’avenir. Le poids de la religion ne peut être qu’une entrave à penser l’avenir. Aboul Ala al-Ma’arri [[Poète et philosophe syrien né en 973. Il a été traduit en français par Adonis.]] disait déjà qu’il y a «deux sortes de gens sur la Terre : ceux qui ont la raison sans religion, et ceux qui ont la religion et manquent de raison». On en revient aux poètes mystiques… Ce sont des figures qui ont bouleversé l’identité. Leur idée est que «l’autre» est une dimension constitutive du «moi» et le moi n’existe pas sans l’autre. Dès qu’il y a l’autre, il y a pluralité. Alors que l’islam institutionnel n’accorde aucune place à l’autre…
Qu’est-ce qu’un grand poète ?
Les grands poètes traduisent le monde. Le poème jaillit alors devant vous. Et la poésie dépasse le poème. Mais elle ne doit jamais être un moyen ; la poésie engagée est nulle. La poésie doit être un lieu de rencontre entre le créateur et le public. Et un lecteur, c’est aussi un créateur. Il ne reçoit pas seulement car lire demande un grand effort. Mais, aujourd’hui, il y a une crise de l’écriture, non pas du côté de la création, mais de celui du lecteur. Il n’y a plus de lecteurs pour le grand roman, le grand cinéma…
Comment avez-vous réagi aux destructions du patrimoine arabe par les groupes islamistes ?
Je me suis senti humilié. C’est antihumain. Comment peut-on imaginer qu’un musée soit l’ennemi de la religion ?