Pour les juristes, le Tribunal spécial pour le Liban a échoué à faire avancer la lutte contre l’impunité dans le pays
L. S., Avec S. Ms
BEYROUTH – correspondance
Au fil des ans écoulés dans le long feuilleton politico-judiciaire depuis l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri, le 14 février 2005, un meurtre qui provoqua un séisme politique à Beyrouth, l’intérêt s’était émoussé envers les travaux du Tribunal spécial pour le Liban (TSL). Mais le verdict était appelé à prendre un relief particulier, dans un pays sous le choc de l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août, et en débat sur la nature de l’enquête – nationale ou internationale – nécessaire pour faire la lumière sur la déflagration meurtrière.
Le jugement n’a pas suscité de tensions à Beyrouth, mardi 18 août, un scénario qui était redouté dans un contexte de forte polarisation politique. Mais il a semé le trouble sur les réponses à attendre de la justice internationale, quand les Libanais clament leur manque de confiance en leurs magistrats.
Il était entendu d’avance que le verdict diviserait la société, tout comme le tribunal avait concentré les oppositions, des années durant, selon les affiliations politiques et à cause des ratés de l’enquête initiale. Mais sans doute personne ne s’attendait-il à un récit aussi fragmentaire que celui qui a été livré à La Haye. Le kamikaze responsable de l’attentat n’a pas été identifié. Un seul coupable – Salim Ayyash, duquel le tribunal s’est dit convaincu des « liens » avec le Hezbollah, force politico-militaire alliée de Téhéran et de Damas – a été reconnu pour un crime extrêmement sophistiqué.
« Grande confusion »
« L’exercice au coût exorbitant d’une justice dépaysée n’a guère joué sa mission d’exemplarité dans un pays qui a compté des dizaines de milliers de victimes civiles, durant et après la guerre [1975-1990], notamment de victimes collatérales d’attentats politiques, note Elizabeth Picard, directrice de recherche émérite au CNRS et spécialiste du Liban. L’épisode du TSL qui se referme aura participé au désillusionnement des Libanais tant à l’égard des instances internationales et des alliés locaux qu’à l’égard de leurs dirigeants. »
Dans un étrange renversement de la donne qui avait prévalu depuis 2007, lorsque le TSL a été créé par le Conseil de sécurité de l’ONU, le ton semblait au soulagement après le jugement parmi les partisans du Hezbollah – le parti-milice s’était employé depuis plus de dix ans à saper la légitimité du TSL –, même si les critiques pleuvent contre la décision. A l’inverse, la déception était vive chez les partisans de Saad Hariri, fils de Rafic. « Si la police [du quartier] de Tarik Jdidé avait été chargée d’enquêter sur le crime, le résultat aurait été meilleur », a ironisé un homme, sur la chaîne de télévision al-Jadeed, depuis ce faubourg populaire, fief du Courant du futur, le parti dirigé par Saad Hariri.
Au-delà des réactions partisanes, le verdict est jugé lacunaire parmi ceux qui, au sein de la société civile, militent contre l’impunité au Liban. Le jugement « laisse un sentiment d’inachevé. Nous n’avons pas eu de réponse sur les commanditaires de l’attentat. C’est une grande limite, estime Carmen Hassoun Abou Jaoudé, politologue et spécialiste des questions de justice transitionnelle, qui avait nourri, aux débuts du TSL, l’espoir qu’il renforce la justice au Liban. On a le sentiment que les vrais criminels, les cerveaux, n’ont pas été inquiétés. Le mystère n’a pas été levé sur le crime. »
Le tribunal, qui jugeait des personnes et non des Etats ou des organisations, a dit ne pas disposer de preuves suffisantes pour nommer les commanditaires du meurtre et démontrer l’implication directe de Damas ou des dirigeants du Hezbollah.
« Nous sommes dans un moment de grande confusion : que faire pour que justice soit rendue aux victimes de la double explosion au port de Beyrouth ? Les Libanais n’ont plus confiance en la justice nationale à cause des interférences politiques. Et par ce verdict, la justice internationale a montré ses limites », ajoute Mme Hassoun Abou Jaoudé.
Le président, Michel Aoun, a rejeté une enquête internationale – un souhait émis par des familles de victimes – sur l’explosion au port de Beyrouth. L’investigation se déroule en deux volets : l’un, sur le site de l’explosion, se fait en présence d’experts internationaux, notamment français. L’autre est chargé de déterminer les responsabilités.
« L’explosion a tristement rappelé que l’impunité [à laquelle le TSL était censé mettre un terme, selon ses promoteurs] n’est pas finie au Liban : y a-t-il un sens accru des responsabilités ? Les institutions sont-elles mieux préparées pour identifier les coupables ? La réponse est non. Le procès n’a eu aucune influence sur ces questions », déplore Nizar Saghieh, avocat et cofondateur de Legal Agenda. Ce dernier a souvent exprimé des réserves envers le TSL, estimant qu’il faisait prévaloir la justice rendue aux « chefs politiques », alors que l’absence de vérité continue de peser pour d’autres victimes, comme les disparus de la guerre de 1975-1990.
M. Saghieh plaide pour que la loi sur l’indépendance de la justice, revendiquée par la contestation, soit adoptée, rappelant qu’« aucun des camps politiques n’a cherché à la faire avancer ». Il dénonce aussi les conditions, dont les « conflits d’intérêts », dans lesquelles se déroule l’enquête actuelle sur l’explosion du 4 août. Beaucoup de Libanais craignent que les responsabilités soient enterrées. « Une culture d’impunité s’est installée depuis la guerre. Le système politique en place n’a aucune volonté d’y mettre fin, puisqu’il est issu de cette impunité », abonde Mme Hassoun Abou Jaoudé.