La romancière estime que le président turc montre, par cette décision, qu’il ne veut plus s’encombrer des valeurs morales occidentales comme la loi ou la démocratie
Je viens de la ville qui s’appelait Constantinople à sa fondation et s’appelle aujourd’hui, plus d’un millier d’années plus tard, Istanbul.
Entre les deux, la cité a eu plus de deux douzaines de noms différents. Elle a subi presque deux douzaines de sièges, deux épidémies de peste, près de dix tremblements de terre majeurs. Elle a survécu à d’innombrables guerres, combats, intrigues et luttes.
Elle a vu des centaines de rois venir, régner, puis s’en aller, et elle a accueilli plusieurs langues, religions et monuments… Et pour moi qui suis native de la polis, comme l’appelaient les Grecs, il y a un symbole indiscutable de la singularité et de la sagesse de cette cité : Sainte-Sophie, un monument aussi imposant et unique, pour moi en tout cas, que les pyramides égyptiennes.
Je me suis souvent demandé avec quelle justice Byzance avait été traitée dans la quête qu’a eue l’Europe de ses racines historiques. Constantinople était romaine, grecque et bien plus encore… C’était là que la Méditerranée rejoignait la mer Noire, que des civilisations d’Asie Mineure vieilles de douze mille ans rejoignaient la Thrace, la péninsule grecque et la Perse, que l’Orient rejoignait l’Occident…
Mille ans de Byzance
Mais une promenade de deux jours dans Istanbul aujourd’hui suffit à montrer que la manière dont les Ottomans ont traité Byzance était loin d’être juste. Ils en ont pourtant beaucoup appris et assimilé. Des palais en ruine, des églises transformées en mosquées, mille ans de Byzance à qui on a, en grande partie, refusé de faire de l’ombre à la gloire de l’ère ottomane…
La transformation de Sainte-Sophie en mosquée est une gifle délibérée au visage de ceux qui croient encore que la Turquie est un pays séculier. Le système séculier du kémalisme, ou plutôt de laïcité, puisque la Turquie suivit le modèle français plus que l’anglo-saxon, et qui en fut l’un des rares exemples dans tout le monde musulman, est ainsi déclaré aboli.
Bien qu’une majorité de Turcs voient cette transformation comme une manœuvre politique pour détourner l’attention de la crise économique, les partis d’opposition, en particulier le CHP, porte-drapeau du kémalisme, sont restés plutôt timides dans leurs critiques, voire silencieux, et ont même approuvé dans un ou deux cas.
Personne n’ose offenser les sentiments religieux du peuple, bien que personne ne lui ait demandé s’il souhaite effectivement une telle transformation.
Conquête du pouvoir absolu
A regarder les déclarations d’Erdogan, les kémalistes et le kémalisme ne sont pas les seuls à avoir reçu ainsi une leçon. En qualifiant la transformation de « touche finale d’une conquête », il se déclare le fier successeur de Mehmet le Conquérant et d’autres sultans ottomans. « Conquête » est un terme qui appartient à la terminologie ou à l’idéologie d’une ère passée, où le vainqueur occupait et annihilait le vaincu sans se soucier de morale.
La destruction ou la transformation des temples des vaincus était pratique courante dans le passé. Le régime d’Erdogan déclare ainsi que, désormais, l’Empire ottoman sera le nouveau modèle de la Turquie contemporaine. Ce régime ne va plus s’encombrer de valeurs morales attribuées à l’Occident ou à la société contemporaine ni, de manière générale, des concepts de modernité occidentaux, et il ne permettra pas à des bagatelles comme la loi, la démocratie, etc., de faire obstacle à sa conquête majeure… La conquête du pouvoir absolu.
Asli Erdogan est romancière ; elle est notamment l’autrice de « Requiem pour une ville perdue » (Actes Sud, 140 p., 17 €)