Qu’importe. La France prend conscience de l’ampleur du drame syrien. Réjouissons-nous en. Et réjouissons-nous aussi de la prise de conscience que le flux migratoire et les drames qui l’accompagnent ne pourront être résolus que par la solution de la crise à la source. La source est en Syrie ? Agissons donc en Syrie !
Ce qui est surprenant dans la décision de François Hollande, c’est la justesse du diagnostic. Bachar Al-Assad, a-t-il rappelé, « c’est lui le responsable de la situation en Syrie. C’est qui, lorsque il y a eu des manifestations, a tiré sur son peuple. C’est lui qui a bombardé des populations civiles. C’est lui qui a utilisé des armes chimiques. C’est lui qui a refusé toute discussion avec ses opposants, quand ils n’étaient pas enfermés ou tués. » De fait, les chiffres du Violation Documentation Center (organisme syrien autrement plus crédible que l’Observatoire des droits de l’homme dont tant de médias se sont entichés) repris par Human Right Watch et la FIDH, rappellent que pour chaque civil tué par l’Etat islamique (EI), sept le sont par le régime. Il ne s’agit pas de minimiser les crimes de masses commis par l’organisation terroriste, simplement de rappeler que le pouvoir en place à Damas (ou ce qu’il en reste : un Etat croupion organisé en mafia et ne devant sa survie qu’à des milices et à des organisations terroristes, dont le Hezbollah libanais) est considérablement plus criminel que l’organisation djihadiste.
Le djihadisme ou la barbarie-spectacle
La différence est dans la communication. Le régime – privilège du puissant- n’a pas besoin de mettre en scène sa barbarie. Le mur de la peur qu’il a construit pendant plus de quatre décennies est encore très présent dans le cœur des Syriens. À l’opposé, l’EI prend un malin plaisir à mettre en scène, à exhiber vulgairement et dans les moindres détails chacune de ses exactions. Cela lui permet à la fois de terrifier ses ennemis… et de s’imposer à notre agenda, ce dont nous conviendrons qu’il le réussit fort bien. Les djihadistes sont en effet dans une démarche apocalyptique, persuadés que l’affrontement en cours entre eux et le reste du monde se terminera par la bataille de la fin du monde.
Je me permettrais une petite critique de mes confrères des médias. La crise des migrants, depuis plusieurs semaines qu’elle a éclatée, a été traitée principalement dans le registre de l’empathie, du drame humanitaire. Les questions posées auraient aussi bien pu l’être aux rescapés d’un séisme ou d’un cyclone. Les reportages ont curieusement évacué sa dimension politique. Comme si cette crise était une catastrophe naturelle et pas faite de la main de l’homme ? Qu’apprend-on pourtant lorsque l’on interroge ces réfugiés ? Que les Syriens fuient les crimes, le viol, la torture, le racket et l’impitoyable ordre moral mis en place par les djihadistes. Mais surtout qu’ils fuient, avant tout, et sans commune mesure, le massacre dont ils sont victimes de la part de leur propre gouvernement, qui utilise l’armée comme force d’occupation et doit faire appel à des miliciens comme suppléants pour abattre les sales besognes.
Par quel tour de passe-passe, partant on l’a vu d’un bon diagnostic, le président Hollande est-il arrivé à la décision de frapper l’EI et seulement l’EI ?
Des frappes contre-productives
Ce dont ont besoin les Syriens aujourd’hui, ce n’est pas davantage de bombardements. Ils ont surtout besoin de zones exemptes de bombardements ! Cessons de vouloir ajouter la guerre à la guerre, accumuler armes et violences. Désescaladons au contraire ! L’établissement de zones d’exclusion aérienne au-dessus de régions tenues par les modérés serait beaucoup plus efficace que n’importe quelle campagne aérienne pour saper l’EI. Elle montrerait à la population syrienne que, contrairement à la propagande des djihadistes, l’Occident n’est pas ligué contre les Arabes et les musulmans et est capable de se soucier de leur bien-être et de leur sécurité. Elle montrerait au régime qu’après tant de lignes rouges tellement trahies, l’Occident ne reste pas insensible aux meurtres de masse commis dans le pays et est enfin disposé à agir. Elle fournirait enfin à la population syrienne l’espoir de zones de répit, où elle pourrait se fixer sans craindre à chaque instant la mort venue du ciel, et où, dans la sérénité d’une sécurité relative, elle pourrait commencer à s’imaginer un avenir politique.
Car pour le moment, ces zones tenues par les modérés sont prises entre deux feux. Ce sont elles qui reçoivent presque tous les bombardements du régime, tandis que les djihadistes de l’EI les attaquent, y compris avec des armes chimiques comme la semaine dernière à Maera, pour les conquérir.
Certes il ne faut pas renoncer à l’action militaire, mais tous les experts du contre-terrorisme le martèlent : elle ne peut jamais être qu’un tout petit pan d’une stratégie. L’essentiel se joue sur le terrain politique, diplomatique et aussi humanitaire. En l’occurrence, on ne peut pas traiter la crise des réfugiés syriens en la détachant de son contexte politique et en pointant du doigt une responsabilité qui dépasse largement celle de l’EI. En Syrie, les bombes barils ne visent que les civils, et pratiquement jamais les zones tenues par l’EI.
Alors on peut toujours faire comme à Damas. On y pavane et on se gausse. Le gouvernement syrien, ému de l’exode, a réuni un conseil d’urgence, s’est scandalisé de ces réseaux de passeurs sans morale qui mettent ainsi en danger la vie des citoyens. Mais ne soyons pas dupes. Le principal pourvoyeur d’affaires des réseaux mafieux qui prospèrent sur cette misère, c’est bien le régime de Damas. C’est lui qui a chassé 7 millions de Syriens (plus d’un tiers de la population) de chez eux et les a poussés sur les routes de l’exode.
Nicolas Hénin est spécialiste du Moyen-Orient, auteur de Jihad Academy, nos erreurs face à l’Etat islamique (Fayard, 260 p., 18 €).