Pour le journaliste russe, Vladimir Poutine n’est pas l’homme surpuissant que décrivent les Occidentaux mais le chef d’une « meute » bureaucratique qui l’oblige.
Laure Mandeville @lauremandeville
Mikhail Zygar, 37 ans, est l’un des journalistes les plus renommés de la jeune génération libérale russe. Son livre Les Hommes du Kremlin vient de sortir en France aux éditions du Cherche Midi.
LE FIGARO. – Vous ne présentez pas Vladimir Poutine comme l’acteur politique tout-puissant que tout le monde décrit. Vous parlez d’un « Poutine collectif gigantesque » qui n’a jamais eu de plan de long terme mais a changé sous l’influence de ses conseillers successifs et des réactions de l’Occident.
Mikhaïl ZYGAR. – Il n’y avait aucun plan! Poutine n’avait jamais été un politique. Il n’avait pas l’intention de devenir président et n’avait jamais participé à une élection. Au départ, il était plutôt pro-occidental, essentiellement en raison des cercles libéraux réformateurs de la famille Eltsine, qui l’entouraient. D’où ses réformes et ses ouvertures vers l’Ouest. C’est que ce que j’appelle la période «Poutine Coeur de Lion». Il est intéressant de noter que beaucoup des personnalités libérales sont toujours autour de lui, notamment dans les postes économiques. L’émergence de ce que j’appelle «Poutine le Terrible» ne s’est pas seulement produite sous la pression des stéréotypes de la guerre froide, qui sont d’ailleurs aussi présents à l’Ouest, mais sous la pression de ces libéraux qui considèrent que l’Occident a trahi la Russie en refusant de l’aider après 1991.
« Au départ, Poutine était plutôt pro-occidental, essentiellement en raison des cercles libéraux réformateurs de la famille Eltsine, qui l’entouraient »
Comment peut-on dire que la Russie n’a pas reçu d’aide quand on se souvient de tous les plans et crédits successifs du FMI ?
Gorbatchev a pris des crédits, mais, en 1992, quand les libéraux ont demandé 50 milliards pour faire face à l’effondrement du système soviétique, on leur a dit non. Ils sont persuadés que l’Ouest a trahi la Russie, qu’il ne voulait en fait que démonter l’URSS puis oublier les Russes. Ce sentiment est partagé aussi bien par les libéraux que par les hommes de l’ancien KGB et par Poutine lui-même, qui fait la synthèse de ces groupes. Les médias ici se trompent quand ils perçoivent le Kremlin comme un acteur unique. Il y a beaucoup de groupes. Mais tous sont des opportunistes car aucun ne dit ce qu’il pense vraiment, préférant deviner ce que veut Poutine. Et toute la structure de pouvoir est ainsi, chaque subordonné tentant de lire dans la tête de son supérieur. C’est cette bureaucratie que j’appelle le «Poutine collectif». Poutine, lui, ne peut défier cette bureaucratie qui fait masse. Il n’est pas de Gaulle, qui pouvait imposer la fin de l’Algérie française. Poutine est le plus important, mais il fait partie de la meute.
Peut-on cependant dire que Poutine était pro-occidental au début ?
Dès le début, face à la Tchétchénie, les oligarques et les médias, il a choisi la répression, la logique de contrôle, la destruction des contre-pouvoirs… Parle-t-on de ses vues pro-occidentales, de la guerre ou des technologies pour asseoir son pouvoir? Tout le monde voulait qu’il rétablisse un contrôle, c’était le chaos. Mais il est vrai qu’aucune norme démocratique pour accéder au pouvoir n’a été respectée ; notamment pendant les législatives de 1999, totalement monstrueuses. Mais ce n’était pas lui, l’organisateur, plutôt la famille qui pensait se prémunir contre la revanche communiste. En ce qui concerne la relation avec l’Occident, vous devez vous souvenir qu’il a évoqué l’entrée de la Russie dans l’Otan. Il voulait une bonne relation avec Blair et Bush, mais s’est senti humilié. Bush ne considérait pas que la Russie était une superpuissance. Le speechwriter de Bush, David Frum, m’a raconté que «W» voyait la Russie comme une grande Finlande. Certainement pas ce qu’attendait Poutine. Il a pris les critiques très personnellement. Celles des médias occidentaux sur les libertés lui sont apparues comme orchestrées par les gouvernements. Sa théorie du complot a culminé pendant la «révolution orange», qu’il a vue, à tort bien sûr, comme un «projet» financé par l’Ouest.
Avait-il le projet de mener une mise au pas de tous les médias quand il s’est attaqué à NTV, qui tentait de le déstabiliser?
Non! L’appétit est venu en mangeant! Était-ce totalement centralisé? Je ne le pense pas. Trois personnes s’occupent de la presse au Kremlin. Pavel Gromov, Dimitri Peskov et Sergueï Kirienko. Mais ils sont tout le temps en bataille entre eux. Poutine de cette manière maintient une forme d’équilibre. De même, il n’y avait pas de plan d’aller en Syrie. Bachar demandait de l’aide depuis des années, suppliait! Mais Poutine se moque du Proche-Orient. Il n’y a été que pour détourner l’attention de l’Ukraine, où il se retrouvait isolé. Mais son action spontanée l’a aidé à prendre l’avantage.
« Les médias ici se trompent quand il perçoivent le Kremlin
comme un acteur unique. Il y a beaucoup de groupes. Mais
tous sont des opportunistes car aucun ne dit ce qu’il pense
vraiment, préférant deviner ce que veut Poutine»
Beaucoup en Occident estiment que Poutine est un vrai patriote qui a remis de l’ordre.
Si on se rend à Moscou, n’importe quel Européen trouvera la ville très confortable, très belle, du niveau de New York. Mais ce qu’ils ne verront pas c’est cet aspect presque mystique de notre réalité, ce fantôme, qui vit près de nous et qui à n’importe quel moment peut nous entraîner dans un trou noir. C’est notre système de maintien de l’ordre au sens large, nos services de renseignements, notre police, notre justice. Ils travaillent comme un énorme trou noir, qui peut spontanément s’ouvrir et t’aspirer. Ils peuvent à n’importe quel moment te déclarer coupable. Le caractère infernal de ce «monstre» est évidemment incompatible avec une vie normale. Car il n’y a aucun mécanisme, aucune institution qui permette de changer cette réalité.