Mikhaïl Zygar : «Personne en Russie, y compris au sommet, ne veut penser à demain»

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Par Veronika Dorman 

Déconnexion de la jeunesse, absence de réformes, sentiment de toute-puissance… Pour l’historien russe Mikhaïl Zygar, la «stabilité» poutinienne constitue une fragilité.

Le journaliste et historien Mikhaïl Zygar vient de publier un ouvrage détonant, Les hommes du Kremlin. Dans le cercle de Vladimir Poutine(Cherche-Midi), biographie du régime poutinien à travers une galerie de portraits raisonnés des hommes du président russe. Pour Libération, Zygar revient sur l’homme Poutine, les enjeux de son prochain mandat, et sur cette campagne qui n’en a que les apparences.

«Who is Mr Poutine ?» La question a été posée pour la première fois il y a 18 ans. Comment y répondre, alors qu’il s’apprête à entamer un quatrième mandat ?

Comme je finis par conclure dans mon livre, cette personne n’existe pas, en fait. Chacun a sa propre représentation de Vladimir Poutine. Plus qu’un individu, c’est un phénomène, et chacun, aussi bien en Russie, parmi ses adversaires et ses supporteurs, qu’à l’étranger, s’est forgé une image qui a fini par dépasser la personne. Depuis qu’il est au pouvoir, Poutine lui-même a énormément changé. Il n’a jamais eu de plan d’action sur le long terme. Et n’en a toujours pas d’ailleurs. Il est réactif, plus qu’il ne suit un scénario préétabli. La principale évolution, c’est qu’il a fini par croire assez profondément qu’il peut tout. Et cette foi en sa force a été transmise à une partie de son entourage. Il y a autour de lui des gens qui ont toujours été de grands cyniques, mais sont désormais énamourés de leur leader et croient en lui avec passion.

Est-il bien entouré ou coupé de la réalité ?

On peut dire de n’importe qui qu’il est coupé de la réalité s’il a l’impression de tout savoir et d’avoir réponse à tout, comme c’est le cas de Poutine. Mais il n’est pas prisonnier d’un cercle qui sélectionnerait ce qui doit filtrer et qui tirerait les ficelles à sa place. Chacun se fixe ses propres limites, pour ne pas risquer sa proximité avec le «corps» [l’une des manières de se référer au Président, ndlr]. C’est un système assez classique d’autocensure, qui existe à tous les niveaux, et depuis longtemps. En fait, c’est une des caractéristiques de l’élite russe. Les gens savent ce qu’on attend d’eux, ils sont heureux de deviner les désirs du chef, maire, gouverneur, ou président.

Comment son idéologie a-t-elle évolué ?

Quand il est arrivé au pouvoir, il n’avait pas d’idéologie propre : celle-ci était formée par son entourage, très libéral et pro-occidental. D’ailleurs, pendant son premier mandat, il s’est comporté comme le leader le plus pro-occidental de l’histoire de la Russie. Il a même été question que la Russie rejoigne l’Otan. Les changements sont advenus sous l’influence de ressorts psychologiques, et de théories du complot devenant de plus en étouffantes après chaque nouvelle révolution de couleur dans les pays de l’ex-Union soviétique.

Le point de rupture le plus violent remonte aux mouvements de contestation de 2011-2012. Poutine a été blessé par le fait que la classe moyenne éduquée, qu’il considérait comme sa base et était censée lui être reconnaissante pour les années 2000, la décennie la plus prospère de l’histoire russe, était descendue dans la rue contre lui. A ce moment-là, il s’est rabattu sur les moins cultivés, la classe ouvrière, des gens plus enclins au nationalisme, pour lesquels la fierté pour le pays est une source de plaisir individuel. Poutine a restauré un empire imaginaire synthétique : un peu de stalinisme, une dose de Russie prérévolutionnaire, une once d’orthodoxie et quelques attributs soviétiques. Cette idéologie hybride attire et unit le plus grand nombre.

Quel est le bilan de son règne ?

Il a mené quelques réformes durant son premier mandat, mais elles n’ont pas eu de suites. Celle de la justice s’est ainsi soldée par une mutation du système judiciaire qui n’existe plus de fait aujourd’hui.

Il existe en revanche une sorte de monstre géant, une corporation répressive, qui englobe le parquet, le comité d’enquête, l’administration pénitentiaire, la police. Toute personne qui vit en Russie sait qu’une fois tombée entre les mains de la machine punitive, il n’y a pas d’issue.

L’un des acquis que revendique Poutine, c’est la stabilité…

Cette fameuse stabilité poutinienne – symbolisée par l’absence d’alternance et de pluralisme politique -, a fini par devenir un facteur d’instabilité et de fragilité. La stabilité, devenue une valeur en soi, s’est substituée à tous les mécanismes et institutions politiques qui pourraient permettre à Poutine de sortir de la situation actuelle et transférer le pouvoir à quelqu’un d’autre. Personne en Russie, y compris au sommet du pouvoir, n’est capable de faire des pronostics à long terme et ne veut penser à demain. La Russie est un pays qui aujourd’hui ne peut pas parler de l’avenir.

Mais des choses sont en train de changer. La jeunesse, par exemple, représente-t-elle un défi pour le Kremlin ?

Les jeunes peuvent faire évoluer les choses, mais ils ne changent pas radicalement la situation politique, car la politique est faite par les générations plus matures. Le Kremlin est sceptique envers les jeunes. Les manifestations de l’année dernière, avec une participation massive des lycéens et étudiants, n’ont pas vraiment impressionné le gouvernement. D’autant qu’ils ne votent pas encore.

D’un autre côté, il est évident que personne ne comprend en quoi ces gamins se distinguent d’une partie radicalisée de la population traditionnelle. Personne ne se rend compte que ce sont des gens avec un téléphone greffé dans la main, ils sont nés avec Internet dans la tête. Ils ont un système de valeurs radicalement différent de tous ceux qui ont connu l’Union soviétique. Par exemple, le secret de la messagerie privée sur Internet et l’existence même d’un Internet illimité sont des libertés inaliénables pour la plus jeune génération qui commence à s’activer.

Poutine va-t-il oser s’attaquer frontalement à cet espace de liberté ?

C’est la grande question. Et l’un des grands enjeux, potentiellement explosif, de son prochain mandat. La société civile continue de se développer, et elle n’est plus du tout soviétique. Elle est beaucoup plus évoluée qu’en 2012, même. Le principe organisateur aujourd’hui, c’est Internet, libre, actif et indépendant. La Toile russe est extrêmement bien développée. En l’absence du journalisme traditionnel, qui existe encore dans le reste du monde mais est pratiquement mort en Russie, pour des raisons politiques et non économiques, le journalisme citoyen, en ligne, est le cœur battant de la société civile. C’est autour de ces libertés virtuelles qu’auront lieu les principaux combats.

Vous parlez de Navalny «l’extraterrestre». Quel est son rôle dans le paysage politique actuel ?

Un rôle non négligeable. Alexeï Navalny n’est pas craint, mais il est pris très au sérieux, beaucoup plus qu’avant. La décision de ne pas le laisser participer à l’élection n’est pas anodine. D’un côté, les signes de liberté d’expression et de débat pendant le scrutin sont tolérés, mais Navalny, en tant que corps totalement étranger au système, est inacceptable et rejeté. Il est le seul homme politique «extraterrestre», contrairement à tous les autres, y compris dans l’opposition, qui essayent d’agir dans le cadre imparti. Et jouent selon les règles que Navalny est le seul à ne pas respecter. Il est comme une rock star dont le pic de popularité est passé, qui fait un come-back triomphal, et dont la popularité retombe de nouveau. On ne peut rien pronostiquer, car la situation change tous les jours. Il peut encore revenir.

Cette élection est jouée d’avance, mais la présence de Navalny comme de Sobtchak dérègle un peu le processus…

Je ne sais pas. On ne pourra juger qu’après. Il n’y a pas de plan. Le facteur humain est très important, il n’y a rien de mécanique. Tout dépend d’un mot mal employé par Sobtchak, ou du fait que Serguei Kirienko [directeur adjoint de l’administration présidentielle, ndlr] peut personnellement se lasser d’elle, ou inversement. En ce sens, nous ne sommes pas au cinéma, mais au théâtre, quand le moindre événement qui n’a rien à voir avec ce qui se passe sur scène, un toussotement, une chute de décor dans les coulisses, peut totalement embrouiller toute la situation.

Quel est l’intérêt de la population pour cette élection ?

C’est difficile à dire, car nous n’avons plus de sociologie fiable. Les efforts de Kirienko pour augmenter la participation semblent efficaces. La présence de Sobtchak est un bon coup. Elle a une bonne cote de popularité, tout le monde la connaît et la déteste. Faire sortir de la course l’inébranlable Ziouganov, chef du Parti communiste, c’est aussi un très bon coup. Cette élection a l’air plus présentable que par le passé. Mais personne ne se fait d’illusions : il n’existe plus en Russie de processus politique. On aime fantasmer sur le jour où il recommencera à exister, et qu’à ce moment-là un grand nombre d’hommes et de femmes politiques feront surface. Parce que le problème principal de ces dernières années, c’est que les gens qui pourraient jouer un rôle citoyen important ne prennent pas le risque de se lancer en politique. Ils ont tout à y perdre.

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