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Sur ce territoire encore acquis au Hezbollah il y a peu et en proie aux trafics d’armes et de drogue, les hommes issus de HTC, la formation islamiste au pouvoir en Syrie, tentent de retrouver une souveraineté.
Entouré d’un groupe d’hommes en armes et de villageois, Ahmad, un combattant du hameau de Blousa, à 1 kilomètre de la frontière libanaise, savoure le moment : « Il y a encore deux jours, le territoire du Hezbollah et des trafiquants de drogue commençait là et s’étendait au Liban à travers les montagnes. Nous les avons délogés. »

Depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad en Syrie, le 8 décembre 2024, jamais la situation n’avait été aussi explosive à la frontière. La nouvelle armée syrienne, composée d’hommes issus de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), le groupe islamiste au pouvoir à Damas, affronte des miliciens libanais. Ceux-ci sont liés au trafic de drogue et d’armes, avec le Hezbollah libanais. Les affrontements se concentrent autour d’un chapelet de trois villages à cheval entre les deux pays, près de la ville de Qoussair, à une trentaine de kilomètres au sud de Homs, la capitale du centre de la Syrie.
Si la participation directe du Hezbollah dans les combats – « avérée », selon les Syriens − n’a pu être vérifiée de source indépendante, l’ombre de la milice chiite libanaise continue de planer sur la région. Pour Damas, reprendre ce territoire, où s’est déplacé le nouveau ministre de la défense, Mourhaf Abou Qasra, est le symbole d’une souveraineté recouvrée.
Opération visant des partisans d’Al-Assad
Dimanche 9 février, les combats ont à nouveau fait trois morts côté libanais, portant le bilan provisoire au Liban à une dizaine de tués depuis le début des affrontements, commencés quatre jours avant, lors d’une opération ciblant des armes et des hommes recherchés en raison leur appartenance présumée à l’ancien régime. Egalement ciblés, les sites de stockage de captagon, une drogue dont la consommation et la production ont largement contribué à enrichir le régime Al-Assad. Mais l’opération de police a tourné à la bataille rangée et à un début de crise entre les deux pays.
Pour Ahmad, le combat a une dimension personnelle. En 2013, fuyant la guerre, ce modeste agriculteur avait été kidnappé par des « Libanais en armes » alors qu’il tentait de rejoindre le pays du Cèdre dans l’espoir d’immigrer en Europe. « Ils m’ont littéralement vendu aux miliciens du régime syrien contre une liasse de dollars. » Ahmad est expédié à Saydnaya, la sinistre prison de la banlieue de Damas où des dizaines de milliers de détenus ont disparu. Il y passera deux ans. « J’y ai été enfermé parce que je suis sunnite. Les familles de notre village ont fui car elles étaient ciblées sur une base confessionnelle. Des gens du Hezbollah ou des trafiquants les ont remplacés », explique-t-il. Ahmad est de retour sur ces terres, une Kalachnikov en bandoulière. Déployée sur la façade de l’école de Blousa, une banderole affiche les visages de cinq habitants du bourg expédiés comme lui à Saydnaya. Eux n’en sont jamais revenus.


La région a été, dix ans durant, un bastion du Hezbollah, la milice chiite libanaise alliée à l’ancien régime syrien. Elle y avait établi ses bases après y avoir délogé, en 2013, les groupes rebelles syriens lors d’un siège implacable qui a provoqué l’exode de plus de 50 000 habitants. Depuis, le groupe libanais contrôlait la cité et ses environs : une position stratégique qui facilitait les transferts d’armes vers le Liban depuis le centre de la Syrie.
Zone « truffée de caches d’armes et de captagon »
L’offensive de la coalition menée par HTC qui a balayé l’ancien régime en décembre 2024 a mis fin à sa présence. Le temps du Hezbollah à Qoussair était révolu, mais pas dans la campagne alentour, à en croire Abou Bakr, l’officier issu de HTC chargé de la sécurité, installé à Hawiq, l’un des trois hameaux repris par l’armée syrienne. Pour accéder au village, décrété zone de guerre, les rares habitants comme les combattants doivent fournir un mot de passe aux checkpoints qui en barrent l’accès. Issus majoritairement de HTC, les soldats bivouaquent dans les maisons abandonnées ou se réchauffent autour d’un feu en bord de chemin.


Les « clans » libanais impliqués dans les combats sont issus de familles installées de longue date le long de la bande frontalière où la démarcation entre les deux pays est floue : une zone enclavée, ouverte à la contrebande et à tous les trafics. Dans le viseur des combattants syriens : « les hommes de Nouh Zaiter, notamment », explique Abou Bakr. Nouh Zaiter, l’un des plus puissants trafiquants de drogue et d’armes du Liban, recherché par Interpol, et qui n’a jamais caché sa proximité avec le Hezbollah.
Affaiblie par sa guerre contre Israël dans le sud du pays, la milice chiite est, elle, soupçonnée de se servir de la chaîne de montagnes séparant la Syrie du Liban comme base arrière logistique. Dans la nuit du 9 au 10 février, c’est cette fois l’armée israélienne qui a annoncé avoir bombardé « un tunnel s’étendant du territoire syrien au territoire libanais », utilisé, selon elle, « par le Hezbollah pour faire passer des armes ». A quelques encablures des combats en cours entre Syriens et Libanais.
« Il va falloir aller les débusquer à pied »
Ironie du moment, à Hawiq, où les forces syriennes ont déployé des chars, les roquettes qui s’élancent dans un miaulement assourdissant en direction des positions libanaises sont tirées depuis une jeep Safir de fabrication iranienne, sans doute prise à une milice syrienne pro-iranienne, si ce n’est au Hezbollah lui-même. « Sadiq » (« tir ami »), commentait un peu plus tôt à Qoussair un responsable politique de la région issu de HTC, tandis que les détonations sourdes d’une pièce d’artillerie faisaient vibrer l’air à chaque obus tiré en direction des montagnes. Installé dans les locaux de l’ancien parti Baas, l’homme reçoit les soldats de passage dans une grande pièce froide que peine à réchauffer un vieux poêle sur lequel est posée une cafetière. Jibril, un officier, évalue à « de grosses dizaines, voire quelques centaines », le nombre de combattants libanais encore retranchés sur les hauteurs surplombant les trois villages syriens. « Ils sont mobiles et profitent du terrain et de la végétation. Il va falloir aller les débusquer à pied… »
Les autorités du pays du Cèdre accusent, elles, les forces syriennes de tirer sur des localités situées sur leur territoire et d’avoir blessé plus d’une dizaine de civils. Deux drones armés lancés depuis la Syrie ont été abattus au-dessus du territoire libanais le 9 février, assure l’Agence nationale de presse. Le 8 février, l’armée libanaise, en cours de déploiement de l’autre côté de la frontière, a annoncé avoir riposté à des tirs provenant de Syrie. La veille, le président libanais, Joseph Aoun, avait appelé son homologue syrien par intérim, Ahmed Al-Charaa, et discuté de « la maîtrise de la situation à la frontière libano-syrienne et de la prévention des attaques contre les civils », selon un communiqué de la présidence à Beyrouth.
Côté syrien, dans et autour de la ville de Qoussair en grande partie détruite, un timide retour des habitants s’amorce. Errant au milieu des ruines de Hay Al-Chamal, Abdelhalim Ayoun est rentré chez lui depuis une semaine. Après douze ans d’absence. Il avait fui le siège et l’assaut du Hezbollah en 2013, avant d’échouer dans la région libanaise d’Ersal, de l’autre côté de la frontière, dans un camp d’habitations de fortune où s’entassaient comme lui des centaines de Syriens survivant de menus travaux agricoles. « Là-bas on est maltraité : nous avons vécu des années de privations. J’ai décidé de rentrer, même s’il ne me reste plus grand-chose », explique-t-il en désignant sa maison dont ne subsistent que les murs extérieurs.


Vaincus d’hier ou opportunistes viennent prélever leur écot sur ce qu’ont laissé les vaincus d’aujourd’hui. Les maisons abandonnées par les familles libanaises sont méticuleusement pillées : dimanche, la route qui relie les villages repris par la nouvelle armée syrienne à Qoussair était empruntée par une file de camionnettes ou de tracteurs chargés de meubles, portes, fenêtres, canapés ou miroirs.