Dans une étude comparative achevée en octobre 2014, un jeune doctorant en Sciences politiques exposait les tentatives concurrentes menées en Syrie – par l’opposition, les groupes armés nationalistes et islamistes, les djihadistes radicaux de l’Etat islamique (EI) et les Kurdes du Parti de l’Union démocratique (PYD, ex-PKK) – en vue de doter les régions sous leur contrôle de structures administratives propres, au service de leurs projets et de leurs ambitions politiques.
Alors que Da’ech s’est imposé au centre de l’actualité en cherchant délibérément à apparaître comme « la mère des épouvantails », il peut être utile de relire les pages – L’Etat islamique, un Etat à part entière ? – qui lui sont consacrées dans ce travail.
* Dans une première partie, son auteur rappelle les conditions et les circonstances dans lesquelles l’EI est apparu et s’est imposé dans le nord de la Syrie, au détriment de l’ensemble des formations engagées dans la lutte contre le régime de Bachar al-Assad, qu’il a parfois incitées – comme le Front de Soutien (FS, Jabhat al-Nusra) – à adopter des modi operandi similaires aux siens.
* Il montre ensuite, dans une deuxième partie, que la logique de l’organisation ne doit rien à l’improvisation, mais se réfère aux principes contenus dans son ouvrage de référence – Idârat at-Tawahhuch : Akhtar marhala satamurru bihâ al-Umma (L’Administration de la sauvagerie : l’étape la plus critique à franchir par la Oumma) – paru en 2004, et dans son « complément stratégique » – Khutta istrâtîjiyya li-ta’zîz al-mawqif as-siyâsî li-dawlat al-‘Irâq al-islâmyya (Plan stratégique pour renforcer la position politique de l’Etat islamique d’Irak) – publié en 2010, des textes mal connus dont il fournit des synthèses opportunes.
* Il décrit enfin, dans une troisième partie, comment l’EI a mis en place, parallèlement à ses activités militaires, les structures administratives qui lui permettent, comme un « Etat ordinaire », de gérer au mieux de ses intérêts politiques les territoires sous son contrôle, en y faisant régner l’ordre selon lui conforme à la loi divine, et en assurant à leurs populations les services nécessaires.
L’intégralité de cette étude est accessible sur le site http://www.academia.edu en suivant ce lien. On s’y reportera pour bénéficier de l’apparat critique et des notes explicatives ici supprimées pour faciliter la lecture.
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2/3 – Les stratégies de domination de l’Etat islamique
La logique de domination brutale et la manière dont l’EI administre les territoires sous son contrôle ne sont pas le fruit d’une vision nihiliste et millénariste du monde. Elles sont la traduction en acte de son idéologie et correspondent à des stratégies élaborées de conquête, de contrôle et d’expansion, qui figurent en toutes lettres dans les documents constituant son corpus de référence. S’il est vrai que l’EI s’est imposé et développé au gré de circonstances dont il n’était pas toujours maître sur le terrain, ses pratiques reflètent néanmoins ce que de nombreux idéologues djihadistes avaient préconisé et formulé à l’intention des groupes fondamentalistes.
Il faut d’abord évoquer ici un ouvrage apparu en 2004 sur les forums djihadistes. Signé d’un certain Abu Bakr al-Naji et intitulé L’administration de la sauvagerie : l’étape la plus critique à franchir par la Oumma, il détaille la stratégie grâce à laquelle, d’après son auteur, les groupes djihadistes seront en mesure de s’imposer territorialement face aux régimes arabes et musulmans, d’une part, face aux Américains et aux Occidentaux, d’autre part. Pour leur permettre d’atteindre leur objectif ultime, la restauration du califat, il formule à leur intention des propositions, et il leur suggère la marche à suivre pour contrôler le ressentiment des populations, la violence et la propagande.
L’ouvrage soutient qu’en provoquant un déchaînement de violence dans les pays musulmans, les djihadistes contribueront à l’épuisement des structures étatiques et à l’instauration d’une situation de chaos ou de sauvagerie. Les populations perdront confiance en leur gouvernants, qui, dépassés, ne sauront répondre à la violence que par une violence supérieure. Les djihadistes devront se saisir de la situation de chaos qu’ils auront provoquée et obtenir le soutien populaire en s’imposant comme la seule alternative. En rétablissant la sécurité, en remettant en route les services sociaux, en distribuant nourriture et médicament, et en prenant en charge l’administration des territoires, ils géreront ce chaos, conformément à un schéma de construction étatique hobbesien. A mesure que les « territoires du chaos » s’étendront, les régions administrées par les djihadistes se multiplieront, formant le noyau de leur futur califat. Convaincues ou non, les populations accepteront cette gouvernance islamique.
Dépassant un schéma d’insurrection finalement assez basique, mais néanmoins efficace, l’ouvrage détaille les différentes actions que doivent entreprendre les djihadistes :
– développer la religiosité des masses,
– faire de la religion l’ordre social et politique,
– former militairement les jeunes afin de constituer une société militarisée apte à se défendre…
Il expose donc un véritable programme de gouvernance islamique et le développe dans une approche violente et totalitaire. Aucune place ne doit être laissée à la contestation. Le but affiché n’est pas de gagner la sympathie des masses, mais a minima de neutraliser leur opposition et d’interdire leur rejet. Le temps et les circonstances feront qu’à terme elles n’auront pas d’autre choix que de se rallier à cette administration.
L’ouvrage reste toutefois assez évasif sur la manière dont les djihadistes peuvent durablement contrôler les territoires sur lesquels ils s’établissent. La fourniture des services et l’imposition d’un ordre religieux strict ne suffisent pas. Les revers qu’ont rencontrés les insurgés sunnites et l’EI suite au lancement de la sahwa en Irak ont montré les limites que le contrôle par la violence pouvait avoir, notamment si les opposants à « l’administration de la sauvagerie » disposent d’alliés puissants. En 2010, un complément stratégique a donc été rédigé, planifiant la reconquête des territoires éventuellement perdus : le Plan stratégique pour renforcer la position politique de l’Etat islamique d’Irak.
Ce plan s’articule autour de cinq points principaux :
– Travailler à unifier les efforts.
A en croire le texte, l’une des erreurs commises par l’EI avant 2010 a été de s’aliéner des alliés idéologiques, qui n’ont pas hésité à le combattre. Pour remédier à cette erreur, le groupe doit parvenir à convaincre ses alliés potentiels de s’associer, voire de s’unir à lui, non pas par la force brute mais en démontrant la réalité effective de sa dimension étatique. L’administration efficace des villes, la gestion des services et l’imposition de l’ordre constitueront des arguments particulièrement efficaces et conduiront ces forces à rejoindre à l’EI.
S’il semble que le groupe djihadiste ait réussi à mettre en œuvre cette recommandation en Irak, où les tensions avec les groupes concurrents se sont considérablement atténuées, notamment en raison de la présence d’un ennemi commun incarné par le gouvernement de Nouri al-Maliki, la situation est différente en Syrie où l’EI ne dispose aujourd’hui d’aucun allié. Mais il a su agréger dans ses rangs des militants en provenance d’autres groupes islamistes ou djihadistes, qui ont déserté leurs anciennes formations pour prêter allégeance à Abu Bakr al-Baghdadi.
– Élaborer une planification militaire équilibrée.
Cette section envisage cette planification sous trois angles distincts.
* Le premier, intitulé « 9 balles pour les apostats – murtaddîn – et une pour les croisés », recommande de faire de l’ennemi « intérieur » la priorité. En ciblant les forces de sécurité avec un maximum de violence, les mudjâhidîn sèmeront la peur dans leurs rangs et les inciteront à renoncer peu à peu à la lutte. Encore une fois, cette stratégie semble avoir rencontré un certain succès en Irak, où la débâcle de l’armée à Mossoul et les exécutions massives et médiatisées de soldats ont illustré la crainte qu’inspire l’EI. En Syrie, la situation est similaire, à la différence près que les « apostats » sont représentés par la rébellion que l’EI n’a eu de cesse de cibler, faisant du régime une cible secondaire jusqu’à l’été 2014. Ce n’est qu’après avoir neutralisé la menace d’un retour des rebelles sur ses territoires que l’EI a fait du régime syrien sa priorité.
* Le second angle de cette planification est plus sobrement qualifié de « nettoyage ». Il suggère l’organisation d’opérations coup de poing, peu coûteuses en homme et en argent, dont le but est de traumatiser l’ennemi et de l’occuper le plus longtemps possible. N’hésitant pas à citer Sun Tzu, le document appelle explicitement à une politique de la terre brûlée sur les territoires où les forces de sécurité sont encore présentes, afin de détourner son attention d’autres théâtres d’opérations.
* Le dernier angle proposé recouvre l’organisation d’assassinats ciblés de personnalités influentes et de leaders militaires.
– Créer des Conseils du Réveil – sahwa – djihadistes.
De l’aveu même de l’EI, la sahwa tribale mise sur pied par les forces américaines s’est avérée redoutablement efficace. Mais ce succès n’a été que temporaire. L’attrait principal ayant été l’argent, et non un quelconque engagement politique, elle a finalement conduit à la criminalisation des tribus. Le plan propose donc à l’EI de retourner à son profit la notion de sahwa, et d’armer les tribus afin qu’elles protègent leurs territoires contre les forces de sécurité et qu’elles les administrent par elles-mêmes, en coopération avec le mouvement djihadiste. Afin de convaincre ces tribus de la légitimité du projet de l’EI et de gagner la loyauté de leurs chefs, il suggère de leur déléguer des responsabilités et une autorité réelle.
Cette recommandation a trouvé un écho en Irak, où le traitement des populations sunnites par le gouvernement de Nouri al-Maliki avait alimenté un mécontentement croissant. En Syrie, en revanche, la politique tribale de l’EI a dû composer avec d’autres facteurs. Les tribus du nord du pays sont d’abord loin de partager un même positionnement politique. Certaines soutiennent le régime syrien. D’autres se sont ralliées à l’opposition et ont constitué des groupes armés. A Deïr al-Zor, par exemple, la tribu des Agueidat est en pointe dans la lutte contre le régime, et l’un de ses représentants, le colonel Abdul Jabbar al-Agueidi est l’une des figures centrales de la rébellion à Alep. La tribu des Baggara a également servi de vivier pour le recrutement de combattants et l’un de ses chefs, le cheikh Nawwaf al-Bachir, ancien membre de l’Assemblée du Peuple et signataire de la Déclaration de Damas, est un opposant de longue date.
En raison de ce soutien tribal aux revendications des révolutionnaires, l’EI a craint une répétition du scénario de la sahwa, à laquelle certaines tribus syriennes – comme les Jubbur – avaient d’ailleurs participé en Irak par l’intermédiaire de leurs branches irakiennes. Cette inquiétude a été renforcée par un certain nombre d’évènements, qui ont démontré que les tribus n’étaient pas disposées à accepter un ordre politique susceptible de les mettre au pas. Ainsi, en mars 2013, des membres du Front de Soutien ont été tués lors d’une dispute liée à une question pétrolière, par des membres du clan tribal des Asaf, à al-Musrab, un village de Deïr al-Zor. Ce clan a par la suite résisté aux exigences du groupe djihadiste en invoquant des traditions tribales. Les combats qui s’en sont suivis ont provoqué la mort d’une trentaine d’hommes.
La conquête des territoires et l’imposition par l’EI de sa domination ont donc dû prendre en compte cette dimension. Comme le préconisait le plan stratégique, il a cherché à gagner l’adhésion des tribus en obtenant leur allégeance, en échange d’une délégation de pouvoir et d’une autorisation d’administrer à leur convenance leurs territoires. Des clans tribaux ont accepté cette nouvelle autorité à Alep, à Raqqa, à Deïr al-Zor et à Hassaké.
En l’occurrence, la stratégie de l’EI a démontré une relative subtilité. Sachant que certaines tribus n’accepteraient pas de lui prêter allégeance, il a joué sur leurs divisions internes et est parvenu à fracturer les plus grandes fédérations tribales en blocs rivaux. A Raqqa, la tribu des Walda a ainsi vu une partie de ses membres rejoindre l’EI, tandis qu’une autre confirmait son soutien à l’opposition. A Deïr al-Zor, c’est la tribu des Agueidat qui s’est divisée au mois d’août 2014, seules quelques-unes de ses branches prêtant allégeance à Abu Bakr al-Baghdadi. D’autres tribus ont cherché à s’opposer à cette domination. La tribu des Chua’îtât s’est ainsi soulevée au mois d’août 2014, parvenant à chasser l’EI de plusieurs villages de Deïr al-Zor. Mais, isolée, mal armée et sans alliés, elle a subi une répression d’une extrême férocité, qui a fait près de 700 morts parmi ses membres, dont une grande partie exécutée sommairement.
Globalement, l’EI a réussi dans sa stratégie de domination des tribus en Syrie, neutralisant les plus puissantes d’entre elles par la division et soumettant par la violence celles qui s’étaient montrées réfractaires à son autorité. Concrètement, ce ralliement permet aujourd’hui au groupe djihadiste de se désengager de certains territoires, administrés directement par les tribus qui les peuplent. Au niveau militaire, elles lui apportent un soutien important, le groupe djihadiste parvenant à jouer des rivalités ethniques et tribales pour les mobiliser en sa faveur, comme à Tall Hamis, dans la province de Hassaké, contre les troupes du Parti de l’Union démocratique (PYD) kurde.
– Choisir avec soin les symboles politiques.
Dans cette partie longuement développée, le Plan stratégique rappelle l’importance que l’EI doit accorder à son image médiatique et principalement à celle de son leader. Celui-ci ne doit jamais être présenté comme un simple chef de groupe, mais comme le dirigeant d’un Etat, dont la légitimité est politique et plus encore religieuse. Une véritable stratégie médiatique est donc développée, visant à faire de l’émir de l’EI – qui était à l’époque de la rédaction du texte Abu Omar al-Baghdadi, prédécesseur d’Abu Bakr al-Baghdadi – un dirigeant médiatiquement exemplaire.
La première caractéristique véhiculée par l’image du chef doit ainsi, selon le plan, être celle du sacrifice total, aux plans militaire, financier et personnel. Il doit endosser le rôle d’ennemi principal des adversaires de l’EI, suivant l’exemple d’Abu Musab al-Zarqawi. L’image qu’il doit dégager est celle d’un homme honnête, généreux, courageux, impartial. Ses actions, ses jugements doivent reposer uniquement sur la légitimité islamique, et non sur la recherche de ses intérêts ou de ceux de ses proches. Le contre-exemple mis en avant par le texte est la décision de l’ayatollah Ali Khameneï de soutenir la réélection à la présidence de la République d’Iran de Mahmoud Ahmadinejad en 2009, alors que la fraude électorale qui lui avait permis de l’emporter était avérée. Ce faisant, il aurait perdu, aux yeux de l’EI, toute légitimité politique et religieuse.
A cet égard, le document met en garde contre une forme de médiatisation dommageable, qui offrirait l’opportunité aux adversaires de l’EI d’utiliser contre lui l’image de ce qui doit être le symbole de sa force et de sa légitimité. Abu Bakr al-Baghdadi illustre parfaitement ces différents points. Son parcours est loin d’être aussi « légendaire » que celui d’Abu Musab al-Zarqawi ou d’autres figures djihadistes. Mais il a su jouer de son image, ou plutôt de son absence d’image. Il n’est apparu en public que le 4 juillet 2014, à Mossoul, peu après la conquête de la ville par son organisation et l’annonce de la restauration du califat. Il y a mené la prière dans la grande mosquée al-Nouri, à la manière des premiers califes, tout de noir vêtu, rappelant l’apparat de ces derniers. Il n’est plus apparu depuis lors en public. Cette situation a créé une absence de personnification de l’EI, à la différence de groupe comme al-Qaïda, dont l’image est encore associée à la personne d’Ousama ben Laden. Ce choix est volontaire. L’EI ne souhaite pas être associé à une personnalité en particulier, ce qui ferait de lui un groupe djihadiste parmi d’autres. Il cherche au contraire à donner l’impression d’une structure froide, ayant l’apparence d’un Etat et dont la mort du chef ne signifierait pas la fin.
– Rassurer les non-musulmans.
Conscient de l’image négative que son traitement des communautés non-musulmanes avait donné de lui-même, l’Etat islamique a inclus dans ce texte une recommandation visant à inverser la tendance. Mais il ne préconise pas autre chose que ce que professent les groupes djihadistes, à savoir un traitement des minorités religieuses conforme à la charî’a, qui impose notamment l’acquittement de la jizya – capitation – à chaque chrétien majeur du fait de son statut de dhimmî ou de protégé. L’EI a cherché à mettre en oeuvre ce principe à Raqqa et Hassaké en Syrie, comme à Mossoul en Irak. Son succès s’est avéré limité, les chrétiens ayant préféré fuir ces villes, où ils ne se sentaient par vraiment « protégés » par un tel statut.
A son entrée en Syrie, l’EI disposait donc d’une stratégie de conquête et de contrôle relativement claire et élaborée. Elle s’est avérée efficace, le groupe régnant aujourd’hui en maître sur au moins deux gouvernorats du pays – Raqqa et Deïr al-Zor – et contrôlant des pans de territoire dans plusieurs autres régions. Ce succès acquis, l’EI a cherché à démontrer la réalité étatique qu’il prétendait incarner.
Les efforts de propagande déployés en ce sens par l’organisation sont considérables, témoignant d’un réel besoin de légitimation. L’EI a, depuis l’annonce de la restauration du califat en particulier, initié une vaste campagne visant à démontrer au public musulman la légitimité religieuse et l’efficacité de sa gouvernance. L’un des instruments de cette propagande est un magazine dénommé Dâbiq, du nom d’un petit village de la région d’Azzaz, dans le gouvernorat d’Alep, où se déroulera, selon l’eschatologie musulmane, une confrontation décisive entre les musulmans et leurs ennemis, qui marquera la fin des temps en ouvrant la voie à l’apparition de l’antéchrist et au retour du Messie. Dans les quatre numéros publiés à la date de cette étude, respectivement intitulés Le retour du califat, Le déluge, L’appel à la hijra et La croisade manquée, cette publication en anglais destinée à un large public se différencie nettement de tous les efforts de propagande déployés depuis des années par les autres groupes djihadistes, et en premier lieu al-Qaïda.
A travers son magazine en anglais, Inspire, al-Qaïda incite ses sympathisants à constituer des cellules terroristes dans leurs pays de résidence, ou à mener des opérations en « loups solitaires ». Dâbiq fonctionne différemment. Il cherche à articuler le projet de l’EI à une vision religieuse, militaire et politique globalisante. Si l’objectif est le même, à savoir recruter de nouveaux militants, la finalité est différente. L’EI ne fait pas des attaques terroristes aux quatre coins du globe sa priorité. Ce qu’il souhaite avant tout, c’est recruter des « citoyens » pour son Etat, des immigrants – muhâdjirûn -, afin qu’ils participent à la construction du califat. Autrement dit, Dâbiq est un outil appelant explicitement à une forme de colonisation des territoires conquis par l’EI, afin que le califat prenne une dimension populaire et fonctionne de manière efficace. Le public visé ne se réduit pas aux hommes aptes à combattre. L’objectif est d’organiser et d’administrer ce proto-Etat qu’est concrètement devenu l’EI.
On ne s’étonne donc pas de trouver, dans le premier numéro de Dâbiq, un rappel de la stratégie développée par Abu Musab al-Zarqawi, à l’origine de l’Etat islamique d’Irak. A ses yeux, la restauration du califat devait passer par plusieurs étapes, la première étant constituée par la hijra, l’immigration en terre d’Islam. L’importance des étrangers au sein de l’EI est aujourd’hui indéniable. L’EI ne limite toutefois pas ses appels à l’immigration combattante. Reproduisant des extraits d’une intervention d’Abu Bakr al-Baghdadi, Dâbiq lance un appel très explicite aux sympathisants de l’EI dans le monde entier, bien au-delà des simples mudjâhidîn :
« Accourez à votre Etat, Ô musulmans. Oui, c’est votre Etat. Parce que la Syrie n’appartient pas aux Syriens, comme l’Irak n’appartient pas aux Irakiens. La terre est la propriété d’Allah […]. L’Etat (islamique) est un Etat pour les musulmans, tous les musulmans. Ô musulmans du monde entier, quiconque est en mesure d’effectuer la hijra vers l’Etat islamique, qu’il la réalise, car la hijra en terre d’Islam est obligatoire. […]. Nous lançons un appel en particulier aux universitaires, aux fuqahâ’ – les spécialistes de la jurisprudence islamique -, ainsi qu’aux juges, aux personnes ayant une expertise dans les domaines militaire et administratif ou dans les services, aux médecins et aux ingénieurs de toutes spécialités. Nous les appelons et leur rappelons que la hijra est wâjib ‘aynî, un devoir qui incombe à chacun à titre individuel ».
Cet extrait illustre parfaitement la stratégie mise en œuvre par l’EI, qui vise à instaurer une autorité via l’accumulation de soutiens, aussi bien étrangers que locaux : un article du premier numéro de Dâbiq est ainsi consacré à la politique tribale de l’EI en Syrie et en Irak. Dans les faits, ces appels à l’immigration se traduisent par un rôle important des muhâdjirîn au sein des instances dirigeantes de l’EI et dans les administrations locales. Les Irakiens, les Tunisiens et les Saoudiens occupent ainsi la majorité des postes clés des structures militaires ou religieuses. Il existe aujourd’hui en Syrie de véritable foyers « coloniaux », sortes de kibboutz islamiques, où des combattants étrangers s’installent avec leurs familles, mettent en place des écoles où le cursus enseigné se fait dans leur langue d’origine. Des villages ont parfois été vidés de leur population d’origine – c’est notamment le cas des villages de la tribu des Chua’îtât – et sont désormais peuplés par une majorité d’étrangers, qui comptent bien s’y maintenir durablement.
Il se confirme donc, au vu de ces différents documents, mais également au vu des faits, que la stratégie « califale » de l’EI n’est pas uniquement le résultat d’un concours de circonstance. Elle découle d’une réflexion sur le long-terme, inscrite dans l’histoire des mouvements djihadistes. Et c’est en appuyant sur ce point que, progressivement, l’EI cherche à se construire une autorité, démontrant qu’il fonctionne aujourd’hui, non pas comme un groupe, une jamâ’a, mais bien comme un Etat.
(A suivre)