Située à moins de 150 km de la frontière irakienne, la ville de Deïr ez-Zor, sixième ville du pays, a suscité peu d’intérêt de la part des médias depuis le début du conflit en Syrie. Les événements qui s’y déroulent sont focalisés sur des enjeux trop locaux pour intéresser un large public. Les combats qui y opposent les rebelles et le régime depuis la militarisation de la révolution, à l’été 2011, ont fait de quelques quartiers de la ville de véritables champs de ruines, sur lequel de nombreuses rivalités se développent, compliquant la lecture des événements.
Un gouvernorat excentré à l’économie peu développée
La population de Deïr ez-Zor n’a pas tardé à prendre une part active au mouvement révolutionnaire initié à l’autre bout du pays. Cette ville de l’est syrien n’avait pas été la plus négligée dans les politiques de développement de Hafez al-Assad. Malgré la présence de mouvements d’opposition au père de l’actuel président syrien – Baath démocratique, Frères musulmans, parti communiste, parti socialiste… – Deïr ez-Zor était resté en marge des troubles qui avaient secoué le pays durant les années 1980. L’importance de l’agriculture et du secteur pétrolier – le gouvernorat abrite les secondes réserves de pétrole du pays après celles de Hassake – lui avait permis de connaître un relatif développement, la préservant des troubles politiques qui affectaient alors Alep et Hama.
L’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad et l’accélération de la libéralisation au nom de « l’économie sociale de marché » a toutefois contribué à marginaliser Deïr ez-Zor. L’industrialisation y est restée limitée et les sécheresses de 2008 ont créé des conditions de vie difficiles pour une grande partie des habitants du gouvernorat, étroitement dépendants de l’agriculture. La répartition géographique des activités liées aux ressources pétrolières a également porté préjudice à la province. Si le pétrole est extrait à Deïr ez-Zor, la majeure partie des installations de raffinage sont en effet implantées à l’ouest du pays, à Homs et à Banias. Les taux de pauvreté, de chômage et d’analphabétisme sont donc parmi les plus élevés du pays. La présence de sites touristiques importants – la millénaire Mari, Doura Europos, al-Mayadin, Zalabiya, Halabiya… – n’a pas suffi pour permettre à ces statistiques de s’élever. C’est donc sans surprise que Deïr ez-Zor est entrée sans tarder dans la révolution.
Une présence militaire du régime réduite et peu entreprenante
Après des mois de manifestations pacifiques auxquelles les seules réponses apportées par le régime ont été la répression et un simulacre de réforme, la militarisation de la révolution s’est imposée d’elle-même durant l’été 2011. Rapidement la région s’embrase. Des combats ont lieu dans la capitale provinciale, immédiatement assiégée par l’armée, et dans d’autres villes de moyenne importance, telles qu’al-Mayadin, al-Mouhassan et al-Boukamal. A l’été 2012, les rebelles peuvent revendiquer le contrôle de la majeure partie du gouvernorat et de certains postes frontaliers avec l’Irak. Le régime se maintient toutefois dans les localités les plus importantes et dans ses bases militaires.
En février 2013, la majorité de la province échappe au contrôle du régime dont les troupes sont désormais concentrées autour de Damas, Homs et Alep. Les rebelles vont jusqu’à s’emparer du centre militaire d’al-Kibar, bombardé en 2007 par Israël qui y suspectait l’existence d’un programme de recherche nucléaire. De nouvelles offensives lancées à l’été et à l’automne 2013 permettent aux rebelles de s’emparer de nouveaux quartiers et d’intensifier la pression sur les derniers secteurs loyalistes. Le chef des renseignements militaires de Deïr ez-Zor, le général Jam’a Jam’a – qui avait officié durant de nombreuses années au Liban et ne serait pas étranger à l’assassinat de l’ancien premier-ministre libanais Rafic Hariri – perd la vie lors de cette dernière offensive, le 17 octobre 2013. Son successeur, ‘Isam Zahr al-Din aurait été gravement blessé à la fin du mois de novembre. La présence du régime se limite aujourd’hui à quelques quartiers au sud de Deïr ez-Zor et à l’aéroport militaire.
Un Conseil militaire suprême déconsidéré par son impuissance
Les forces rebelles impliquées dans les combats sont extrêmement nombreuses. Longtemps indépendantes les unes des autres, elles ont cherché au fil des mois à se structurer de manière cohérente et opérationnelle. Le principal effort entrepris dans cette direction est à mettre à l’actif du Conseil militaire suprême, créé le 15 décembre 2012 et dirigé par le général Salim Idriss. Représenté sur le front est par Mohammad Abboud, un ancien colonel de l’armée syrienne, il coordonne les opérations militaires dans les provinces de Raqqa, Hassake et Deïr ez-Zor. Plusieurs unités rebelles, d’importances diverses, reconnaissent ce Conseil, dont le rôle consiste toutefois plus à coordonner les opérations qu’à les diriger : la 3e division d’infanterie, la 4e division d’infanterie, la 5e division de commandos, la 7e division, la 11e division, le liwa Jund al-Rahman, le liwa Chouhada’ Deïr ez-Zor, les liwas Ahfad al-Rasoul, le liwa al-Khadra’, le liwa al-Abbas, le liwa al-Qadisiya, le Liwa al-Muhajirin ila Allah…
Mais tout cela reste théorique. L’autorité un moment exercée sur ces groupes par le Conseil militaire de Deïr ez-Zor ne s’est pas maintenue. Le Conseil militaire suprême avait pour ambition de rassembler sous un unique commandement les différentes unités rebelles. En contrepartie, il devait subvenir aux besoins des combattants en armes et en argent. Les promesses non tenues et les hésitations des chancelleries occidentales, qui avaient pourtant poussé à la création de cette structure, ont fini par lasser une majorité de groupes, condamnés à ne compter que sur leurs propres ressources pour acquérir armes et munitions. L’influence du Conseil militaire s’est donc érodée, au point d’apparaître aujourd’hui largement virtuelle. De nouvelles alliances ont alors commencé à émerger.
Une rébellion islamiste fragmentée, en perpétuelle recomposition
En juin 2013, une coalition de tendance islamiste, Harakat Abna’ al-Islam (Mouvement des fils de l’Islam) s’est constituée, regroupant des forces mécontentes de l’inaction du Conseil militaire, à savoir Jeich al-Tawhid, Kata’eb al-Ansar et Kata’eb al-Sa’iqa. Au début du mois d’octobre 2013, Jeich Ahl as-Sunna wa-l-Jama’a fait son apparition. Il réunit des unités auparavant rattachées au Front de l’Authenticité et du Développement, proche du Conseil militaire : le Liwa al-Athar, le Liwa Usud as-Sunna et le Liwa Ahl al-Raya. Plus récemment, le 19 novembre 2013, le Jabhat al-Jihad wal-Bina’ al-Islamiyya (Front islamique du Jihad et de la Construction) est créé, sous l’autorité de la Cour islamique de Deïr ez-Zor. Il draine des unités qui s’étaient séparées du Conseil militaire quelques mois auparavant : Liwa Jaf’ar al-Tayyar, Liwa la Ilaha illa Allah, Liwa al-Hawaz, Liwa Ibn Qiam, Liwa al-Risalla, Liwa al-Tawhid al-Islami, Liwa Othman bin Afan, Liwa Ahfad Mohammad, Liwa Sarayat al-Rasoul, Liwa Sadiq al-Amin, Tajamm’u al-Rachidin…
Aucune de ces nouvelles coalitions, il faut le souligner, n’a pris publiquement position contre le Conseil militaire. La coopération et la coordination prédominent dans leurs relations. Il est plus que probable, toutefois, qu’une libération prochaine de la ville ne profiterait pas aux rebelles dits « modérés », qui sont aujourd’hui moins nombreux et moins organisés que ces différents rassemblements islamistes, dont les financiers, privés, n’ont jamais eu les mêmes réticences que les chancelleries occidentales.
Une présence djihadiste en progression régulière
Cette probabilité est renforcée par la présence dans le gouvernorat de plusieurs groupes djihadistes. Le plus important d’entre eux est sans conteste Jabhat al-Nusra, dont la plupart des combattants proviendraient du village de Chahil, à l’est de Deïr ez-Zor. Illustrant la place centrale du groupe dans la province, Abu Mariya al-Qahtani, principal jurisconsulte du Jabhat al-Nusra, y a passé un certain temps. Il y a même pris part aux combats, au moins le temps d’une photo…
Proche de Jabhat al-Nusra, on y trouve aussi le Liwa al-Fatihoun min Ard ach-Cham, dont le leader, Mohammad al-Chati – Abu Hamza – a récemment été tué. Malgré son orientation radicale, ce groupe reste l’un des plus respectés de la province. Aux funérailles de son leader, organisées à Istanbul, on a relevé la présence de Riad Hijab, l’ancien Premier-ministre rallié à la révolution le 6 août 2012, qui, il est vrai, est originaire de Deïr ez-Zor.
Sont également implantés dans la province, mais de manière moins importante, le Harakat Ahrar al-Sham al-Islamiyya et l’Etat islamique d’Irak et du Pays de Cham, dont l’émir pour la province est Amer Rafdan.
Une islamisation exploitée par la propagande du régime
Quelques groupes locaux attachés au remplacement du régime en place par un système civil et démocratique opèrent toujours sous l’égide du Conseil militaire. Mais les nouvelles alliances récemment apparues et l’accroissement de la présence djihadiste donnent désormais à la rébellion armée deïrie un caractère islamiste prononcé, un phénomène qui n’est pas spécifique à la région. La constitution récente du Front islamique – al-Jabhat al-Islamiyya – qui rassemble les principaux groupes rebelles de l’ensemble du pays – Liwa al-Tawhid, Jeich al-Islam, Suqur al-Cham, Ahrar al-Cham… pour ne citer qu’eux – montre qu’il s’agit là d’un phénomène généralisé. L’attrait qu’exercent ces groupes et qui leur assure un développement rapide est lié, du moins en partie, à l’échec du Conseil militaire. L’adoption par les rebelles d’un discours plus religieux leur permet en effet d’obtenir les fonds et les armes que le Conseil n’a jamais réussi à leur procurer en quantité suffisante.
A Deïr ez-Zor comme ailleurs, l’islamisation de la rébellion a constitué pour le régime, qui n’y était pas totalement étranger, une opportunité à exploiter. Il s’est donc employé à mettre en exergue tout événement susceptible de confirmer le sectarisme qui, selon lui, anime les rebelles. Quitte pour ce faire à distordre la réalité et à présenter certaines affaires ambiguës conformément aux besoins de sa propagande. L’attaque du village de Hatla, dont une partie de la population avait adopté le chiisme sous Hafez al-Assad, est de ce point de vue exemplaire.
Retour sur l’affaire de Hatla
Le 12 juin 2013, l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme (OSDH) – une source qui fait débat aussi bien parmi les partisans du régime que dans les rangs de l’opposition – publiait un communiqué en anglais que les agences de presse s’empressaient de reproduire. Il y était affirmé qu’une soixante de chiites, combattants et civils, avaient été « tués suite à l’attaque du village » par des rebelles. Le texte du communiqué laissait entendre qu’il s’agissait d’assassinats effectués de sang froid. Or, dans son communiqué en arabe diffusé quasi-simultanément, l’OSDH présentait l’attaque de Hatla comme une « action de représailles » contre des miliciens chiites ayant préalablement attaqué des positions rebelles, et ayant fait deux morts dans leurs rangs. Ce second communiqué précisait d’ailleurs que la majorité des habitants de Hatla tués lors de l’opération « portaient les armes ».
Mais le mal était fait et la rébellion était immédiatement accusée d’avoir procédé, dans ce village, à une opération de « nettoyage confessionnel ». Les protestations des rebelles n’y faisaient rien. D’autant que les vidéos prises durant les combats montraient l’incendie de maisons appartenant à des chiites et permettaient de constater que certains assaillants formulaient des insultes et des appels au meurtre à l’encontre de chiites… koweïtiens. Le 13 juin, l’OSDH se décidait à publier la traduction exacte de son communiqué en arabe, précisant que « les rebelles avaient attaqué le village de Hatla après avoir été eux-mêmes agressés », que la majorité des victimes tombées durant l’attaque étaient des combattants, et qu’il lui avait été impossible de dénombrer le nombre exact des morts…
Actes de guerre et agissements sectaires
Dans le gouvernorat de Deïr ez-Zor comme ailleurs, il importe de distinguer les actes commis par des rebelles locaux, qui combattent l’armée régulière et les forces supplétives sans se préoccuper de la religion de ceux qu’ils affrontent, des actes commis par les groupes djihadistes, dont la lutte dépasse le renversement du régime et la libération de la Syrie. Ainsi, quelques jours après les combats à Hatla, l’Etat islamique d’Irak et du Pays de Cham avait détruit la modeste husseiniya du village. Les motivations sectaires du groupe étaient ici indéniables, cette destruction intervenant après coup, et l’Etat islamique n’ayant jamais caché que, depuis le départ des troupes occidentales d’Irak, l’Iran et les chiites sont devenus ses principaux ennemis. Le sectarisme de l’Etat islamique englobe d’ailleurs tout ce qui ne coïncide pas avec sa compréhension étroite de l’islam sunnite, à commencer par les lieux de rassemblement des soufis.
La coopération sur le terrain entre groupes d’obédiences les plus diverses empêche souvent de distinguer, quand des exactions ont lieu, ce qui revient aux groupes rebelles et ce qui est le fait de djihadistes. Cette ambiguïté favorise les généralisations et l’assimilation de l’ensemble de la rébellion à un mouvement sectaire. Ce type de discours, auquel la propagande du régime n’est pas étrangère, aboutit à ostraciser des groupes qui n’ont rien à voir avec ce type d’agissement. Ainsi, gravement endommagée par les bombardements des forces régulières, l’Eglise arménienne des Martyrs de Deïr ez-Zor a-t-elle été nettoyée par les membres du Liwa al-Muhajirin ila Allah. Le nom de ce groupe, qui évoque la disposition de ses membres à donner leur vie pour la cause qu’ils défendent, a une connotation islamique certaine. Mais il n’hésite pas à mettre en évidence sur sa page Facebook une citation d’Ernesto Che Gevara… On ajoutera que, en raison de son orientation « laïque », ce groupe a été accusé à plusieurs reprises de collusion avec le régime. Une telle coopération a été formellement démentie par son leader, dont « l’enlèvement » par des inconnus, en septembre 2013, a été ignoré par l’ensemble des médias. Il a fait sa réapparition, aussi soudainement qu’il avait disparu, au début du mois de décembre…
Des groupes djihadistes d’origine rurale
Bien que la coopération avec les djihadistes soit importante, faute d’autres alliés disponibles, leur présence pose problème aussi bien aux autres rebelles qu’aux populations locales. La différence entre les uns et les autres n’est pas uniquement idéologique ou politique. Elle renvoie à des tensions sociales préexistant à la révolution, et elle se manifeste par un certain mépris des habitants des villes du gouvernorat à l’égard de ces « envahisseurs ».
La majorité des djihadistes présents à Deïr ez-Zor sont en effet des Syriens originaires du gouvernorat, y compris ceux qui combattent dans les rangs de l’Etat islamique. C’est en effet dans les villages, à l’extérieur des centres urbains, que la plupart d’entre eux sont recrutés. Comme la population d’Alep, qui avait froidement accueilli l’entrée dans la ville de rebelles venus des campagnes, les habitants de Deïr ez-Zor et des autres agglomérations restent réservés sur les intentions et les agissements des djihadistes, qu’ils perçoivent comme une sorte de lumpen-proletariat rural en quête de revanche sur la ville. Au mois de mars 2013, des manifestations ont ainsi eu lieu pour réclamer le départ du Jabhat al-Nusra de Mayyadin. Ces manifestations sont toutefois restées limitées, et plusieurs contre-manifestations de soutien au groupe djihadiste ont été organisées.
La volonté hégémonique de l’Etat islamique, source de tensions
Comme ailleurs, l’apparition tardive de l’Etat islamique, au mois d’avril 2013, a fait monter la tension. Comme dans la majorité des régions où cette organisation est présente, elle a en effet cherché à s’imposer comme la seule et unique autorité. Alors qu’elle est loin d’être majoritaire à Deïr ez-Zor, elle a ainsi refusé de reconnaître la Cour islamique mise en place par Jabhat al-Nusra et d’autres groupes rebelles au mois de mars précédent, qui administrait pourtant la majeure partie des affaires courantes de la province et qui, en cumulant des fonctions de justice et de police, maintenait un semblant de stabilité dans le gouvernorat.
Se comportant comme l’Etat qu’il prétend incarner, avec ses propres institutions, l’Etat islamique a tenté d’imposer sa justice aux groupes qui cherchaient à le concurrencer. Comme il l’avait fait à Raqqa, au mois d’août 2013, il s’est ainsi lancé dans des combats, au mois de septembre 2013, contre les Ahfad al-Rasoul, dont la branche deïrie est affiliée au Conseil militaire. Il est sans doute responsable de la tentative d’assassinat dont leur chef, Saddam Jamal – également l’adjoint de Mohammad Abboud à la tête du front Est du Conseil militaire – a failli être victime. Pour l’Etat islamique, la hache de guerre est aujourd’hui enterrée. En témoigne une vidéo récente où un membre supposé des Ahfad al-Rasoul admet que son groupe a été « constitué pour combattre l’Etat islamique », alors que ce dernier n’était pas encore alors présent en Syrie… Saddam Jamal a été arrêté. Le 29 novembre 2013, il est apparu dans une vidéo pour annoncer sa « repentance » et « révéler » que l’Armée syrienne libre faisait « partie d’une vaste conspiration occidentale et arabe, visant à détruire… l’Etat islamique ».
Des rivalités plus matérielles qu’idéologiques ou religieuses
Comme à Raqqa, les conflits entre djihadistes et rebelles dissimulent généralement des motivations qui n’ont rien d’idéologique. Il s’agit de luttes d’influence entre groupes travaillant d’abord et avant tout dans leur propre intérêt. Rien ne le montre mieux que les affrontements suscités par le contrôle des ressources pétrolières. Mettre la main sur un ou plusieurs sites d’extraction de pétrole ou de gaz revient à s’assurer une source d’auto-financement importante. La capture de ces champs est donc devenue un objectif prioritaire. Les champs pétroliers d’al-Tanak, d’al-Ward, d’al-Taïm, d’al-Jufra et plus récemment celui d’al-Omar ont été « libérés » de toute présence du régime, certains d’entre eux dès la fin de l’année 2012.
En imposant leur autorité sur ces champs, les rebelles ont généralement laissé ceux qui y travaillaient poursuivre leur activité. La supervision des opérations est revenue aux tribus de la région auxquelles appartenaient ces employés, lesquels estimaient également avoir des bénéfices à recevoir de l’exploitation des ressources de leurs terres. Un système de redistribution s’est mis en place. Les tribus ont versé aux groupes armés une partie des revenus tirés de l’exploitation des champs, dont le pétrole ou le gaz étaient vendus à l’Etat… ne serait-ce que pour se prémunir contre de possibles représailles aériennes. Avec le temps, la production pétrolière a progressivement diminué. Les champs d’al-Ward, d’al-Taïm et d’al-Jufra ne fonctionneraient plus. Par ailleurs, des attaques ont été menées contre les oléoducs par des groupes ou des tribus tenus à l’écart de la redistribution, et les méthodes artisanales de raffinage utilisées pour transformer le pétrole brut en essence ont eu des conséquences humaines et écologiques importantes. En septembre 2013, pour mettre un terme aux vols et aux conflits autour de ces champs, la Cour islamique a pris des mesures. Des activistes ont de leur côté lancé une campagne de sensibilisation destinée à limiter les pillages.
Le conflit autour du champ pétrolier de Conoco
Les affrontements se sont malgré tout poursuivis, notamment autour du champ gazier de Conoco, dont le bon fonctionnement est vital pour la population, puisqu’il alimente en gaz et en électricité, non seulement Deïr ez-Zor et son gouvernorat, mais également d’autres régions du pays. Les rivalités pour le contrôle de ce champ important ont perturbé son fonctionnement et occasionné des coupures de courant répétées. Elles ont conduit à la perte de stocks de denrées alimentaires et à la destruction de produits médicaux, notamment de vaccins destinés à endiguer l’épidémie de poliomyélite affectant les enfants de la région. Du coup, à la mi-novembre, la Cour islamique est encore intervenue. A sa demande, Jabhat al-Nusra et d’autres unités rebelles ont investi le champ gazier et ses alentours, afin de prévenir tout nouveau dysfonctionnement. Mais les problèmes n’ont pas cessé pour autant : l’Etat islamique n’ayant pas renoncé à s’emparer de cette source de revenus importants, des tensions ont eu lieu avec les groupes affiliés à la Cour islamique, qui auraient pu dégénérer en affrontements ouverts.
Cette affaire a attisé le mécontentement contre les prétentions et les agissements de l’Etat islamique dans la région, y compris parmi certaines unités islamistes et djihadistes. Des critiques lui ont été adressées de toutes parts, accusant Amer Rafdan, l’émir du groupe à Deïr ez-Zor, de chercher à monopoliser les ressources locales. La Cour islamique est allée jusqu’à ordonner à l’Etat islamique de prendre des mesure contre son chef, appelant même Abu Bakr al-Baghdadi, leader de l’Etat islamique, à venir en personne arbitrer la question.
La valse des gouverneurs, illustration de l’impuissance de l’Etat
Depuis le début du conflit, cinq hauts fonctionnaires se sont succédé à la tête de l’administration locale. Nommé gouverneur en 2009, Hussein Arnous a été remercié le 24 juillet 2011. Il a laissé la place à Samir Othman al-Cheikh, ancien directeur de la prison d’Adra et ancien chef de la Sécurité politique dans le gouvernorat de Damas-campagne. Sa désignation confirmait la priorité donnée par le régime au traitement sécuritaire et non pas politique de la contestation. Comme s’il avait quelque chose à voir avec l’incapacité de l’armée à endiguer la rébellion, il a été remplacé un an plus tard, le 11 juillet 2012, par Ghassan al-Quneïtri. Le passage de ce dernier à Deïr ez-Zor a été encore plus rapide, puisque son successeur, Fawaz Ali al-Saleh, a pris ses fonctions le 13 janvier 2013. Il a lui-même été limogé le 28 septembre suivant, probablement en raison de son approche trop « diplomatique »… Il était en effet en contact avec des activistes et il aurait cherché à négocier avec eux une trêve. Pour sanctionner ce genre d’initiative qui n’entre pas dans ses plans, le régime l’a accusé de corruption et de détournement de fonds… Le dernier gouverneur en date est Mohammad Qaddur.
La société civile laminée par la guerre
Entrée relativement tôt dans le conflit, Deïr ez-Zor a aujourd’hui des apparences de Baba ‘Amr, le quartier de Homs ravagé par les combats et déserté par sa population. Les images qui proviennent de la ville montrent une cité détruite et inhabitée. Elle abritait au début du conflit entre 600 et 800 mille habitants. Ils ne seraient plus que quelques dizaines de milliers. La majorité a trouvé refuge dans des villes de la province où les combats sont moins importants. D’autres ont fui en Turquie. La situation humanitaire et sanitaire y est catastrophique. Il y a un an, Médecin Sans-Frontières dressait un sombre tableau de la situation dans le gouvernorat. Plusieurs cas de poliomyélite, une maladie infectieuse et contagieuse qui peut avoir de lourdes conséquences sur le système nerveux, y ont été détectés alors que ce fléau avait été éradiqué de Syrie en 1994. La communauté internationale a réagi en procédant à des campagnes de vaccination… dans les pays limitrophes, qui permettront sans doute de prévenir une épidémie régionale mais ne régleront en rien le problème des habitants.
Dans ce contexte, la poursuite d’activités civiles et politiques est passée au second plan pour les révolutionnaires et les activistes accrochés au terrain. Avant de militer pour la liberté et la démocratie, ils doivent se battre pour rester en vie. Un certain nombre d’actions ont malgré tout été menées par des activistes locaux.
Rassurer la communauté arménienne
Ils ont notamment cherché à rassurer les minorités chrétiennes de la région, et en premier lieu la communauté arménienne. Celle-ci s’est installée à Deïr ez-Zor, suite au génocide dont elle avait été victime en Turquie, durant la première guerre mondiale. Plus de 100 000 réfugiés ont alors émigré en Syrie dans l’espoir de fuir les persécutions qu’ils subissaient plus au Nord. Leur calvaire ne s’est malheureusement pas arrêté en franchissant la frontière, puisque les camps de réfugiés destinés à les accueillir se sont transformés en camps de concentration… La ville porte la mémoire de ce passé, et c’est pour commémorer leur souvenir que l’église arménienne de Deïr ez-Zor a été dédiée aux Martyrs. Sur cette église, des activistes de Chams (Soleil), acronyme du Mouvement Chabab min Sourya (Jeunes de Syrie), ont mené une campagne d’affichage, établissant un parallèle entre le calvaire ancien de cette communauté et le sort actuel des Syriens. Mais cette campagne, il faut le reconnaître, n’a eu que des effets limités. Entre un régime qui fait de la peur des minorités une stratégie de survie et une rébellion islamiste dont certains comportements ne sont pas faits pour rassurer, la quasi-totalité des Arméniens de Deïr ez-Zor ont choisi une troisième voie : ils ont quitté la ville et le pays…
Préserver le patrimoine national
Dans un autre domaine, des activistes et des archéologues locaux travaillent, en coordination avec des collègues syriens et étrangers, à prévenir ou à limiter la destruction et le pillage des sites archéologiques et culturels syriens. L’Association pour la Protection de l’Archéologie syrienne ou le Patrimoine archéologique syrien en Danger ont ainsi documenté les dommages subis par des dizaines d’édifices et de sites culturels dans la province : le Pont suspendu de Deïr ez-Zor, la ville hellénistique de Doura-Europos, les vestiges de Mari…
Communiquer et informer
Mais c’est surtout au niveau médiatique que, à Deïr ez-Zor comme ailleurs, les activistes déploient le plus largement leur créativité. En janvier 2013, a été publié le premier numéro d’al-Jisr (le Pont), en référence au symbole de la ville. Réalisé par des journalistes-citoyens locaux, avec à leur tête Abd al-Nasser al-Ayed qui gère de nombreux autres projets, ce journal fait aujourd’hui partie des nombreuses publications indépendantes apparues durant la révolution, contribuant au développement d’une presse libre. D’autres projets sont également sur le point d’aboutir, au niveau radiophonique. Avec l’aide de l’Association de Soutien aux Médias libres (ASML), un projet intitulé Hawa SMART devrait prochainement permettre la diffusion à Deïr ez-Zor de deux radios libres : Radio al-Kul et Radio al-‘Asima. Ces activités ne sont pas sans risque et de nombreux activistes ont payé de leur vie leur engagement. En septembre 2013, Murhaf al-Modahi, un photographe, a été tué dans un bombardement de l’armée alors qu’il couvrait les combats.
Des tribus acquises à la révolution
Le gouvernorat de Deïr ez-Zor abrite de nombreuses tribus dont le rôle ne peut être ignoré dans la révolution. La défection, en juillet 2012, de Nawaf Fares, membre du Parti Baath et ambassadeur de Syrie en Irak, qui avait longtemps travaillé dans les appareils sécuritaires du régime, s’explique en partie par son appartenance à la tribu des Agueidat, l’une des plus importantes de Syrie. Elle s’explique peut-être par l’assassinat, quelques semaines plus tôt, du cheykh Abdel-Aziz Rachid al-Hafl et du cheykh Mahmoud Hasan al-Ghannach, dit Hadi al-Jazza’, membres importants de sa tribu. Nombre de ses membres se sont rangés du côté de la révolution et certains d’entre eux, comme le colonel Abdul-Jabbar al-Agueidi, ancien chef du Conseil militaire d’Alep, y ont joué un rôle remarqué.
Il en va de même de la tribu des Beggara, qui a servi de vivier de recrutement pour les groupes armés. C’est d’ailleurs autour de son chef, le cheykh Nawwaf al-Bachir, que s’est constitué un groupe armé dont l’influence sur le terrain reste malgré tout à définir : le Front de la Jazira et de l’Euphrate pour la Libération de la Syrie. Ancien membre de l’Assemblée du Peuple, entre 1988 et 1992, Nawwaf al-Bachir est un opposant de longue date au régime. Actif durant le Printemps de Damas, il sera l’un des signataires les plus notables de la Déclaration de Damas pour le Changement démocratique, en octobre 2005. Arrêté à plusieurs reprises, il effectuera un ultime séjour en prison en 2011, après avoir annoncé son ralliement à la révolution. Libéré, il trouve refuge en Turquie où il constitue, avec d’autres leaders tribaux, son propre groupe armé, le 23 décembre 2012. Son arrestation par le régime, en 2011, aura eu pour unique effet – contrairement à ce qu’escomptait le régime – de mobiliser sa tribu en faveur de la révolution.
La crainte djihadiste d’une sahwa syrienne
Mais le poids des tribus est également source d’inquiétude pour les djihadistes. Les relations qu’ils entretiennent avec elles sont en effet conflictuelles, les tribus étant réfractaires à tout ce qui menace leur équilibre social. Pour les djihadistes, leur importance dans le gouvernorat de Deïr ez-Zor est d’autant plus problématique qu’ils craignent une répétition de la sahwa irakienne. Initiée en 2005 dans la province irakienne d’al-Anbar, frontalière de Deïr ez-Zor, la sahwa a pris la forme d’un rassemblement de tribus sunnites, mis sur pied pour lutter contre l’insurrection islamiste, hostile à la présence des troupes occidentales en Irak. L’inquiétude des djihadistes est accrue par le fait que certaines des tribus ayant pris part à ce mouvement sont également bien implantées en Syrie. C’est le cas, par exemple, de la tribu des Joubour, qui a récemment relancé ce front tribal dans la province irakienne de Ninive, frontalière cette fois-ci du gouvernorat syrien de Hassake. A la tête des Joubour de Syrie se trouve Salem Abdel-Aziz al-Muslet, qui préside le Conseil des Tribus syriennes et qui occupe l’un des postes de vice-président de la Coalition nationale syrienne.
Les djihadistes ont conscience de la menace que les tribus représentent pour eux. Bien qu’à l’heure actuelle la mise en place d’un front tribal contre les djihadistes n’ait pas été envisagée en Syrie, où la priorité commune des révolutionnaires, des tribus et des groupes combattants reste la chute du régime, une anecdote récente, dont le village d’al-Musrab a été le théâtre, a donné un avant-goût des tensions qui pourraient apparaître. Le 29 mars 2013, une dispute liée à une question pétrolière éclate entre des habitants de ce village et des militants de Jabhat al-Nusra. Trois membres du groupe djihadiste y trouvent la mort. La Cour islamique de Deïr ez-Zor exige que le village lui remette les meurtriers. Mais ces derniers font partie d’un clan, les ‘Asaf, qui refuse de les livrer en raison des traditions tribales qui leur interdisent de se désolidariser de l’un des leurs. Rendus inévitables, les combats engagés pour les récupérer par la force feront une trentaine de morts…
Le mode de fonctionnement des tribus est difficilement conciliable avec les pratiques des groupes djihadistes, qui tiennent pour rien le poids des traditions sociales lorsqu’elles ne sont pas religieusement fondées. Depuis la mi-octobre 2013, l’Etat islamique s’efforce de faire croire que tout va pour le mieux entre lui et les tribus de Syrie. Il a d’abord prétendu avoir reçu l’allégeance d’une dizaine d’entre elles à Alep, mais il s’est abstenu d’en publier les noms… Au début du mois de novembre 2013, il a annoncé avoir obtenu, à Raqqa, l’allégeance de près d’une quinzaine de tribus locales. Mais, encore une fois, il convient de relativiser ce ralliement annoncé à grand bruit, dans la mesure où il ne concerne pas les tribus en tant que telles, mais uniquement certains clans dont l’importance à l’échelle nationale reste très relative.
Conclusion
La ville et le gouvernorat de Deïr ez-Zor sont aujourd’hui dominés par des groupes islamistes, dont les pratiques et les objectifs sont loin d’être cohérents. Des tensions les traversent, qui dressent parfois les groupes djihadistes les uns contre les autres. Pour autant, comme à Raqqa, un conflit opposant le plus radical d’entre eux, l’Etat islamique, dont les pratiques et les ambitions dérangent, et les autres groupes rebelles de la province, paraît exclu à court-terme. Les rebelles syriens ont pour priorité depuis qu’ils ont pris les armes de renverser le régime de Bachar al-Assad. Pour cela, ils sont prêts à accueillir, quelle qu’en soit la forme, toutes les aides qui leur parviennent. Toutefois, au cas où la province viendrait à être libérée prochainement, un scénario qui n’est pas à exclure au vu de la situation militaire, une explosion des tensions pourrait intervenir. La course aux ressources y est en effet un enjeu stratégique suffisant pour provoquer des conflits dépourvus de considérations idéologiques.
Signe de l’effacement des enjeux politiques, Deïr ez-Zor n’a pas manifesté plus d’enthousiasme que le reste de la Syrie pour la nomination d’Ahmed Tomeh au poste de Premier ministre du gouvernement provisoire de la Coalition nationale. L’intéressé est pourtant originaire de la ville, où il s’est forgé une réputation en militant au sein des Comités de la Société civile, en assumant de hautes responsabilités au sein de la Déclaration de Damas et en soutenant dès le début le mouvement de contestation populaire. Mais les révolutionnaires de la province sont aujourd’hui plus préoccupés par leur survie et celle de leur famille que par des développements politiques, dont ils ont le sentiment que, depuis le début du soulèvement, ils sont systématiquement allés à l’encontre de leurs attentes.