La Lettre à Diognète est un des documents les plus étonnants de la littérature chrétienne du 2ème siècle de notre ère. Ce texte, dont on connaissait de rares extraits fut découvert par hasard au XVI° siècle. La critique la plus sévère a démontré son authenticité et contribué largement à étendre sa popularité. Ce document fut probablement écrit par un chrétien anonyme de Syrie à l’adresse d’un correspondant païen désireux de s’informer sur cette « nouvelle superstition » comme on disait à l’époque.
Il serait bon, dans cet Orient agité par la propagande sur la « protection des minorités » et les « droits des minorités », de revenir deux mille ans en arrière pour essayer de comprendre comment la « minorité » des temps apostoliques se percevait elle-même quant à son échelle des valeurs, ses traits distinctifs ; mais surtout quant au sens de sa présence au milieu d’une « majorité » ignorante de cette nouvelle religion et qui, par ailleurs, lui était hostile. On rappellera que les premiers siècles du christianisme, du moins jusqu’à Constantin 1er, furent ceux des pires persécutions.
La Lettre, est rédigée dans un style fluide, avec une grande aisance. Elle reflète, à chaque ligne, l’absence de peur, un esprit vif, libre et critique ayant une grande confiance en soi. A l’époque, les chrétiens ne bénéficiaient pas de la protection d’un puissant dictateur et ne se voyaient pas comme des privilégiés à l’ombre protectrice d’un empire ennemi de Rome. Ce citoyen chrétien se moque, dans des tournures exquises et pleines de bons sens, de l’idolâtrie et du fétichisme du paganisme ambiant ainsi que des observances pharisaïques du judaïsme de son temps. Parlant des offrandes faites aux idoles ou au Dieu unique, il écrit : « Est-il croyable […] que celui qui fournit à tous, ce dont ils ont besoin, ait besoin lui-même de ce qu’il accorde à ceux qui ont la prétention de lui en faire une sorte d’aumône ? ».
Evoquant les interdits alimentaires, il prend à témoin Diognète : « Dans cette multitude d’êtres que Dieu a faits pour l’usage de l’homme, admettre les uns comme portant le caractère de la sagesse de leur auteur, rejeter les autres comme inutiles et superflus, n’est-ce pas un crime ? »
Il rejette catégoriquement tout signe extérieur distinctif, comme la circoncision, qui attesterait de la part de Dieu « une prédilection particulière » et serait « comme un sceau de l’élection divine ». « N’est-ce pas une folie des plus ridicules? » demande-t-il. Usant d’une image demeurée célèbre, il fait ressortir la raison d’être des chrétiens dans leurs sociétés respectives : « Ce que l’âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde ». Une telle affirmation, dans le contexte de son temps, est une démarche téméraire. Et, pourtant, l’auteur dit ce qu’il pense en toute liberté, confiance et sérénité.
C’est alors que ce chrétien anonyme, vivant au milieu d’une majorité hostile, livre le fond de sa pensée à son interlocuteur païen. « Les Chrétiens ne sont distingués du reste des hommes ni par leurs pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre ; ils n’ont pas d’autres villes que les vôtres, d’autre langage que celui que vous parlez ; rien de singulier dans leurs habitudes ». Indifférents aux narcissismes des petites différences selon l’expression de Freud, ces chrétiens de la Lettre sont « répandus … dans des villes grecques ou barbares ». Où qu’ils demeurent « ils se conforment, pour le vêtement, la nourriture, la manière de vivre, aux usages qu’ils trouvent établis; mais ils placent sous les yeux de tous l’étonnant spectacle de leur vie à peine croyable ». Par-là, l’auteur entend l’exigence éthique qui fait qu’une certaine échelle de valeurs, fondée sur le sens de l’assemblée et la solidarité de tous, confère au groupe chrétien son originalité. « Ils habitent leur cités comme étrangers, ils prennent part à tout comme citoyens … Comme les autres, ils se marient, comme les autres, ils ont des enfants, seulement ils ne les abandonnent pas. Ils ont tous une même table, mais pas le même lit. Ils vivent dans la chair et non selon la chair. Soumis aux lois établies, ils sont par leurs vies, supérieurs à ces lois. Ils aiment tous les hommes et tous les hommes les persécutent… L’opprobre dont on les couvre devient pour eux une source de gloire… La bouche qui les outrage se voit forcée de les bénir ».
Avec une grande sérénité, l’auteur évoque les persécutions : « Ne vois-tu pas que l’on jette les chrétiens aux bêtes féroces? … Plus on fait de martyres, plus on fait de chrétiens ». Certes, on ne peut pas exiger de tout un chacun, aujourd’hui, de faire preuve de la même ténacité dans le courage mais le texte de la Lettre nous révèle la quintessence de la présence chrétienne au sein d’un monde hostile. Le christianisme que révèle la Lettre est d’abord une disposition morale ouverte sur l’Autre, sur tous les autres. Le groupe chrétien, en ces temps reculés, n’est pas une minorité hallucinée par l’obsession identitaire et uniquement préoccupée par les miettes de pouvoir que les puissants de la majorité pourraient accorder. De plus, le fait d’être n’amène pas les chrétiens à se recroqueviller sur eux-mêmes en tremblant de peur. Si les chrétiens sont, comme le dit la Lettre, l’âme de leur société, alors leur unique préoccupation est de maintenir la cohésion du corps en question, de tout mettre en œuvre pour que toutes ses composantes s’articulent harmonieusement pour le bien commun.
Le retour à Diognète signifie alors, dans l’Orient d’aujourd’hui, que la présence chrétienne est avant tout un message courageux du bon sens, d’une culture de paix et du « vivre-ensemble » comme individus, citoyens de différentes patries, et non comme groupes identitaires. La Lettre à Diognète est probablement aujourd’hui le meilleur texte que les chrétientés orientales pourraient méditer.
* Beyrouth