Devant les masses exaltées qui remerciaient l’occupant syrien pour l’ensemble de ses « bons offices » au Liban durant plus de trente ans, le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah affirmait, sur un ton on ne peut plus péremptoire, le 8 mars 2005 : « Le Liban n’est ni l’Ukraine, ni la Somalie, ni la Géorgie. Le Liban, c’est le Liban. (…) Personne ne peut y imposer ses choix aux autres, ni par des discours ni même par des armes. » Trois ans plus tard, voici venu le temps de dire au Hezbollah, sur un ton encore plus ferme que le sien : le Liban n’est ni Bassora, ni Sadr City, ni Gaza, quand bien même cette nuance pourrait, dans son délire totalitaire de grandeur et de démesure, lui échapper.
Que le Hezbollah veuille à tout prix ressembler, dans sa trajectoire « nationale » orientée ostensiblement vers sa propre exclusion de l’espace national, aux miliciens de Moqtada Sadr en Irak, ou encore à ceux du Hamas en Palestine n’a rien de particulièrement étonnant. La « communauté de destins » n’est-elle pas une condition sine qua non de l’allégeance spatiale au projet transnational iranien, sous la houlette du guide spirituel de la révolution iranienne, le wali el-faqih ? Cependant, toutes les cagoules du monde – puisque la cagoule, nous l’avons bien constaté hier, est le propre du bon milicien des rues – ne lui permettront plus, désormais, de dissimuler son vrai visage. L’art de la duplicité ne fonctionne que lorsque les instruments de la duplicité le permettent. Or ce qu’il y a de nouveau, dans les incidents d’hier, c’est que la mécanique qui a permis au parti intégriste de bénéficier d’une couverture nationale dans la foulée du Printemps de Beyrouth montre des signes de sérieuses défaillances.
Il est d’abord évident que le parti islamiste n’a jamais accordé beaucoup d’importance aux questions d’ordre social et économique, en dehors de son propre réseau de clientèle et de l’infrastructure qui soutient ce dernier. Au contraire, dans ses racines culturelles iraniennes, comme le note le sociologue Farhad Khosrokhavar dans son ouvrage L’Utopie sacrifiée, le Hezbollah (qui est également le nom octroyé au parti révolutionnaire iranien à l’aide duquel l’ayatollah Khomeyni va asseoir sa domination sur la société iranienne) porte un mépris réel pour l’économie. Dans le système révolutionnaire hezbollahi, il est nécessaire de briser l’économique, parce qu’il est source de critiques, et qu’avec la récusation de l’économique, les critiques qui pourraient potentiellement viser les dirigeants révolutionnaires perdent de leur portée. Par ailleurs, poursuit Khosrokhavar, le rejet de l’économique entraîne une perte de contact avec la réalité.
Chez le Hezbollah, la perception de l’économique en tant que superstructure qu’il faut vider de son essence et marginaliser se trouverait ainsi inscrite dans le cadre de la confrontation avec la modernité. La logique totalitaire du parti incite donc ce dernier à ne concevoir la dimension économique que dans une perspective politique hégémonique. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que la révolution iranienne a été menée en partie autour du slogan des déshérités contre les inégalités mises en place par le régime du chah. De la même manière, l’on fait aujourd’hui la guerre au sunnisme beyrouthin (et dans l’inconscient hezbollahi à la bourgeoisie sunnite), cristallisé dans la figure de Rafic Hariri et du Courant du futur, perçu comme classe dominante et opprimante économiquement, socialement et politiquement. Cette aliénation de l’économique à la logique révolutionnaire dans les schèmes du Hezbollah a toujours été évidente, aussi bien dans l’entreprise de phagocytose de la CGTL (à l’aide d’Amal et de la Syrie) que dans l’occupation du centre-ville par le sit-in de l’opposition depuis décembre 2006. Et voilà que maintenant, c’est un autre centre névralgique de l’économie – mais aussi de la culture du lien, aux antipodes de la culture de l’exclusion – que le Hezbollah a décidé de paralyser : l’aéroport Rafic Hariri, autre lieu perçu, ironiquement, comme « sunnite » sur le plan politique.
Par-delà la couverture économique, c’est l’argument du pluralisme derrière lequel se cachait le Hezbollah qui en a pris un sacré coup. Dans le cadre d’une stratégie de séduction aussi bien dirigée vers l’intérieur que l’extérieur, l’accord de Mar Mikhaël liant le CPL au parti intégriste a été présenté depuis février 2006 par ses deux piliers, notamment par son pôle chrétien, comme « un apport fondamental au dialogue des cultures et des civilisations », alors que dans la réalité, il s’agissait d’un accord de dupes relevant du pragmatisme le plus primaire. Une lecture réaliste de cet accord voudrait qu’en échange du soutien pour la présidence de la République, le général Aoun accorde au Hezbollah une couverture chrétienne aux armes de la pseudo-« résistance ». L’absence – sage décision – des partisans de Aoun aux mouvements de rue, hier, est peut-être liée à l’impossibilité pour le général de se retrouver en confrontation avec l’armée, lutte qui lui ferait perdre beaucoup de sa légitimité. Et pour cause : le discours aouniste a été fondé en 1988, il faut le rappeler, sur la fusion symbiotique entre l’armée et le peuple. Mais il reste qu’en jouant aux arlésiennes, le CPL a mis à nu son allié, le poussant à s’isoler lui-même, à se révéler sous sa vraie nature. Pourtant, le général Aoun avait été le plus agressif, durant ces derniers jours, dans sa volonté de manifester pour faire chuter le gouvernement Siniora.
Plus trouble est le rôle joué par les autres forces prosyriennes, comme les Marada ou le PSNS, qui ne manquent jamais une occasion de déstabiliser le gouvernement. Ils sont restés totalement invisibles hier sur le terrain, ce qui n’a pas été sans susciter des interrogations sur la position de Damas vis-à-vis de ce qui se produisait dans les quartiers de la capitale libanaise.
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On peut difficilement demander à une organisation paramilitaire, quelles que soient ses aspirations à la sacralité et la déification, d’agir autrement que selon sa nature et sa culture (miliciennes). Les développements des derniers mois étaient pourtant autant de signes annonciateurs de la longue chute du Hezbollah, après « l’élévation divine » de la guerre de juillet. D’abord, l’adoption et l’érection en « modèle » (!) de Imad Moghniyé, au passé bien peu reluisant, après son assassinat. Ensuite, l’enlèvement arbitraire et la séquestration quelques heures durant de Karim Pakzad, membre du Parti socialiste français, il y a quelques jours à peine, dans la banlieue sud. Sans oublier la multiplication d’incidents dans les quartiers impliquant les miliciens du parti, ou encore les affaires des caméras de l’aéroport et du réseau parallèle de téléphonie. Et hier, le Hezbollah a répondu par une logique de force paramilitaire à une décision politique du gouvernement de démettre le chef de la sécurité de l’aéroport.
La réaction du Hezbollah, si elle est en tout point condamnable du point de vue du bon sens, reste néanmoins compréhensible, à partir du moment où l’on commence à percevoir le Hezb selon sa réalité. Pour comprendre les raisons de la réaction violente du parti intégriste aux deux décisions du gouvernement concernant la sécurité de l’aéroport et le réseau parallèle de télécommunications établi à partir de l’an 2006, il convient de revenir à la grille de lecture constituée par la triade d’Ibn Khaldoun : açabiya (esprit de corps)/daawa (discours)/mulk (pouvoir). Le discours sur la résistance – sinon la fonction même de la résistance – permet au Hezbollah de légitimer l’existence de ses armes. Le maintien des armes donne à la communauté chiite le sentiment de la puissance dans un cadre au sein duquel l’autre (le sunnite) « fait peur », et où il faut donc disposer de la force (des armes, du nombre…) pour exister. L’objectif, à long terme, est de pouvoir investir le lieu du pouvoir, fort de son sentiment de puissance.
Le problème, c’est qu’à la açabiya hezbollahie viennent s’ajouter une discipline, des structures et une logique totalitaires. Le résultat, c’est que tout peut potentiellement devenir un impératif pour le maintien de la résistance, au détriment de l’existence du concept même de l’État. Il en est ainsi, a décidé le Hezbollah, du responsable de la sécurité de l’AIB et du réseau illicite de communications, contre lesquels le gouvernement a pris les mesures qui s’imposaient dans la logique étatique.
Touché en plein cœur de son système de défense, le Hezbollah a réagi hier en açabiya, par la violence, dans une logique d’organisation paramilitaire tentant d’obtenir un recul du gouvernement.
Le grand danger, c’est qu’en contribuant ainsi à l’érosion de l’idée de l’État, comme l’OLP à partir de 1969, le Hezbollah est en train de réveiller d’autres açabiya dans le pays, et d’achever la destruction de la société et, partant, du Liban. Ce dont le parti intégriste semble ne pas avoir conscience, c’est que, chemin faisant, ses miliciens vont progressivement se heurter à d’autres miliciens, ses armes à d’autres armes et que « l’enfer » dont il menace sera un enfer total, et pour tous, à commencer par les citoyens.
L’enfer, c’est l’autre nom de la guerre. La culture de la violence irrationnelle, qu’elle se dissimule sous la « résistance » ou les slogans les plus nobles et les plus accrocheurs du monde, est malheureusement contagieuse. Le suicide du Hezbollah, à la façon de Sadr City et de Gaza, c’est aussi le meurtre de tout un pays.
Michel HAJJI GEORGIOU
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