ME Transparent – Comment se présente la situation à deux semaines de la date butoir fixé par le président de la Chambre, Nabih Berri, pour l’élection d’un nouveau président de la République ?
Samir Frangié – Le Liban vit dans une situation de transition extrêmement dangereuse.
Les forces du 8 mars ont perdu la bataille. Les faits sont là : La Syrie a été forcée de se retirer. La carte du Liban-Sud qui justifiait l’existence d’une résistance armée et permettait à l’axe syro-iranien de s’imposer comme partie prenante essentielle dans le conflit israélo-arabe a été perdue avec la guerre de juillet et la résolution 1701. Les différentes tentatives de compenser la perte du Sud en s’emparant du pouvoir central à Beyrouth ont, toutes, échoué.
Mais cette bataille, perdue par les forces du 8 mars n’a pas encore été gagné par celles du 14 mars. Car l’Etat et ses institutions demeurent, en grande partie, sous le contrôle de la Syrie, qui tente de revenir sur la scène libanaise, par tous les moyens, y compris les assassinats politiques.
Cette situation de transition est appelée à se terminer, dans un sens ou dans l’autre, avec l’élection d’un nouveau président. D’où la tension très forte qui en résulte.
MET – Dans cette perspective, la proposition du président Berri d’un dialogue pour parvenir à un candidat de compromis n’est-elle pas une solution pour éviter la confrontation ?
SF – Cette initiative s’inscrit en fait dans le cadre d’une stratégie en deux étapes.
La première étape a été de bloquer l’élection présidentielle pour forcer la communauté arabe et internationale qui craint une situation de chaos au Liban à une négociation sur les deux dossiers importants qui concernent la Syrie et l’Iran : le dossier nucléaire et celui du tribunal international. Ce blocage a pris deux formes :
Une forme « constitutionnelle » : l’élection présidentielle nécessite, selon l’opposition, un quorum des deux tiers des députés et ne peut donc se faire qu’avec l’accord des députés du « 8 mars ».
Une forme « musclée » : l’occupation des abords du Parlement où le « sit in » organisé par le Hezbollah depuis le 1er décembre 2006 se poursuit, et la menace « apocalyptique » de contre-mesures en cas d’élection à la majorité absolue.
La deuxième étape a été de prendre l’initiative de proposer une « solution » au problème créé par ce blocage en lançant l’idée d’un candidat de « compromis ». Cette initiative a, en réalité, pour objectif de :
Bloquer toute discussion sur les problèmes de fond, le « compromis » à trouver ne porte pas sur les questions politiques, mais uniquement sur la personne du candidat.
« Neutraliser » la position de l’Europe fortement concernée, du fait notamment de la présence de ses contingents dans les forces de la FINUL au Sud, par une solution politique au Liban.
Porter à la présidence de la République un candidat qui, en raison même de l’absence d’accord politique, maintiendrait le statu quo actuel et permettrait ainsi à l’axe irano-syrien de gagner le temps nécessaire dans l’attente des changements qui pourraient intervenir tant au niveau arabe qu’international.
Dans cette perspective, l’initiative du président Berri ne représente pas une solution au problème que pose l’élection présidentielle. Son mérite, toutefois, a été de calmer le jeu et de permettre une reprise des contacts après la rupture survenue à la suite de la guerre de juillet 2006.
MET – Vous estimez donc que l’initiative du président de la Chambre est vouée à l’échec. Comment, dans ce cas, pensez-vous que la situation pourrait évoluer et quoi faire pour éviter que la crise ne dégénère en affrontements civils comme cela a été le cas en janvier dernier ?
SF – L’initiative du président Berri n’est pas nécessairement vouée à l’échec. Elle a besoin, pour être fonctionnelle, d’être « politisée », c’est-à-dire de ne plus être confinée à la seule recherche d’un nom, mais d’aborder les problèmes politiques sur lesquels nous sommes en conflit, de définir si le compromis à trouver est un compromis entre Libanais, ou alors un compromis libano-syrien, la partie syrienne étant implicitement représentée dans la négociation par les forces du « 8 mars », de définir les garanties nécessaires à tout accord qui pourrait intervenir … Bref, de renverser l’ordre des priorités.
MET – En quoi consiste ce volet politique dont vous parlez ? Que réclamez-vous à l’opposition ?
SF – Rien d’autre qu’une reconnaissance des droits les plus élémentaires :
Le droit de vivre en paix dans un pays indépendant, un pays qui ne soit ni une « province » syrienne, ni une « carte » aux mains de puissances régionales ou internationales, ni encore moins un « champ de bataille » ouvert aux uns et aux autres.
Le droit de vivre dans un pays géré par un Etat souverain, seul habilité à prendre les décisions qui engagent l’ensemble des citoyens, un Etat qui a le monopole de la force. Aucun pays au monde ne possède deux armées relevant chacune d’une autorité différente, et disposant chacune de sources d’approvisionnement et de financement propres à elle.
Le droit de vivre dans un Etat de droit qui respecte les lois que ses citoyens édictent à travers leurs représentants démocratiquement élus, un Etat où les gouvernants ne sont pas affranchis du devoir de subordination à la légalité.
Le droit de vivre dans un Etat qui n’est plus soumis, en permanence, aux luttes incessantes que se livrent les chefs des différentes communautés, un Etat qui doit exercer sa souveraineté sur les communautés et les libérer de « responsabilités » qu’elles n’ont jamais été en mesure d’assumer en leur ôtant le statut d’ « Etats en puissance » appelés à coexister dans le cadre d’une « fédération » libanaise, en réhabilitant leur dimension culturelle et en leur donnant ainsi un rôle capital, celui d’assurer l’ouverture de la société sur des mondes différents.
Le droit de vivre dans un pays où la démocratie ne se limite pas à déposer dans les urnes, une fois chaque quatre ans, un bulletin de vote, mais ouvre la voie à une participation permanente des citoyens à travers les structures prévues par la constitution .
Le droit de vivre dans une société où la religion n’est plus rabaissée au niveau d’intérêts politiques ou partisans, Dieu, dans sa toute puissance, n’ayant pas besoin de sectes, de partis, de milices ou d’organisations terroristes, chrétiennes ou musulmanes, pour le défendre.
MET – Pensez-vous que ces « droits élémentaires » dont vous parlez posent problème ?
SF – Oui, certainement. Jamais dans l’histoire moderne du Liban, le pays n’a été aussi radicalement divisé qu’il ne l’est aujourd’hui. Et cette division n’est pas de nature communautaire. Dans les deux camps qui s’affrontent se trouvent des Chrétiens et des Musulmans, des Sunnites, des Chiites et des Druzes. Elle n’est pas non plus politique dans le sens strict du terme, car elle ne porte pas sur la gestion de l’Etat, mais sur sa nature et son rôle.
Cette division est d’un tout autre ordre. Elle relève de la culture et met face à face deux visions du monde diamétralement opposées :
une vision fondée sur une culture de la paix qui estime que l’épanouissement de l’individu est lié à son ouverture sur l’autre et qui donne la priorité à la notion de vie en commun.
et une autre basée sur une culture de la violence qui considère que l’affirmation de l’individu ne peut se faire que dans le rejet de l’autre et ne peut être préservée que dans le repliement sur soi.
MET – Croyez-vous qu’après 15 ans de guerre et 15 autres années d’hégémonie syrienne sur leur pays, les Libanais sont toujours sensibles à cette culture de la violence dont vous parlez ? N’ont-ils pas tiré les leçons de la dure expérience qu’ils ont vécue ?
SF- Cette culture de la violence, les Libanais l’ont en pratique rejetée, le 14 mars 2005, quand ils ont surmonté leur passé de guerres, de souffrances, d’humiliations, de désespoir pour reprendre en main leur destin national. La force de ce mouvement et son extraordinaire pouvoir d’attraction tant sur ceux qui y ont directement participé que sur ceux qui, ici et ailleurs, l’ont suivi, résident dans le fait qu’il a révélé, d’une manière soudaine et inattendue, la volonté et le désir des Libanais de « revivre ensemble », dans le cadre d’un périmètre national clairement délimité, à l’intérieur duquel ils seraient seuls maîtres de leurs décisions.
Mais les Libanais qui ont fait la découverte d’une autre culture, d’une culture de la paix, n’ont eu ni le temps, ni les moyens de l’ancrer dans leur vie politique, car dans la semaine qui a suivi le 14 mars 2005 a commencé la campagne syrienne visant à ramener le Liban à ce qu’il était avant « l’intifada » de l’indépendance.
MET – L’élection présidentielle permettra-t-elle de renouer avec l’esprit du 14 mars ?
SF – Cette échéance est d’une importance capitale :
Elle peut marquer la fin du « printemps de Beyrouth » et le retour du Liban à ce qu’il était au cours des trente dernières années, le lieu où la violence des uns et des autres peut s’exprimer à peu de frais sans remettre en cause les équilibres régionaux, violence assumée par des Libanais persuadés que leur avenir nécessite encore plus de sang, plus de souffrances et plus de destructions, violence dont la concrétisation la plus extrême nous a été donnée par Gaza, désormais gérée, au nom des impératifs de la résistance, par des tribunaux d’inquisition.
Elle peut aussi, en renouant avec les aspirations profondes du « printemps de Beyrouth », contribuer à créer un pays où il fasse bon vivre doté d’un Etat capable d’assumer ses responsabilités.
MET – Que faut-il faire pour passer ce cap dangereux ?
SF – La solution idéale serait que le Hezbollah prenne conscience du fait que son projet de ramener le Liban dans l’axe irano-syrien est voué à l’échec, et cela pour la raison toute simple que la majorité écrasante des Libanais ne le veut pas. Peut-il le faire et éviter au Liban de nouvelles secousses ? Je ne sais pas, car les pressions exercées sur lui par le régime syrien sont considérables.
Un changement dans la position du Hezbollah aurait des effets positifs au Liban, mais également dans le monde arabo-musulman, car il permettrait de faire l’économie d’une guerre civile entre Sunnites et Chiites à l’échelle de toute la région et d’ouvrir la voie à un travail de réflexion sur la participation de l’Islam à la recherche d’une mondialisation à visage humain.
MET – Et si le Hezbollah ne saisit pas l’occasion ?
SF – Il ne nous reste plus qu’à faire notre devoir qui est d’assurer la continuité des institutions à travers l’élection, dans les délais prévus par la Constitution, d’un nouveau président de la République, un président capable de comprendre la volonté de changement exprimée par les Libanais en mars 2005, et de réhabiliter la notion de l’Etat après plus de trente ans de régime milicien et mafieux.