Par Martin Bernier
L’ anthropologue et spécialiste de l’islam* salue l’interdiction de l’abaya à l’école. Si ce vêtement ne représente pas un signe religieux à proprement parler, il reflète l’adhésion à un islam rigoriste qui s’est développée ces dernières années sous l’effet de la radicalisation des prêches, explique-t-elle.
LE FIGARO. – Dimanche sur TF1, le ministre de l’Éducation nationale a annoncé l’interdiction des abayas à l’école. Quel regard portez-vous sur cette décision ?
Florence BERGEAUD-BLACKLER. – C’est une annonce claire et ferme, sans ambiguïté, qui intervient après quelques mois d’enquête faite par le ministre de l’Éducation – son prédécesseur en l’occurrence – auprès des chefs d’établissement. Chaque mois, le ministère de l’Éducation recevait des statistiques sur les atteintes à la laïcité, statistiques qui montraient une hausse du port de l’abaya. La mesure annoncée par Gabriel Attal n’est pas improvisée, elle est réfléchie et a d’autant plus de valeur.
Que représente l’abaya dans la culture musulmane ?
Comme le foulard, l’abaya n’est pas un signe à proprement parler ; c’est plutôt un instrument, un vêtement qui permet à celle qui le revêt de se conformer à une norme religieuse rigoriste. Cette norme veut que la femme ne montre pas les formes de son corps, qu’elle les dissimule dans l’espace public et ne laisse paraître que son visage et ses mains. Quand, à la suite de l’annonce du ministre de l’Éducation nationale, le Conseil français du culte musulman réaffirme dans un communiqué que l’abaya n’est pas un vêtement religieux, et donc que la loi de 2004 n’est pas applicable, c’est une ruse pour empêcher qu’on l’interdise à l’école. Mais sa fonction est évidemment religieuse.
Comment expliquer le plus grand rigorisme des prêcheurs en ce qui concerne l’abaya ? Pourquoi le discours s’est-il durci vis-à-vis des jeunes musulmanes, en France en particulier ?
Le hidjab comme l’abaya ne sont pas des signes identitaires, mais bien des pratiques religieuses, celles de se conformer à une interprétation rigoriste de l’islam. Il faut pour cela comprendre ce que j’ai appelé la logique de surenchère du halal. Rien n’est jamais trop halal pour le salafisme (et sa version frériste). Au début on demande aux filles de porter le foulard pour plaire à Dieu, elles y consentent et l’accommodent avec un jean et des baskets. Puis on leur fait comprendre que la signification profonde du hidjab c’est de voiler leur corps pour plaire à Dieu. Arrive alors l’abaya, cette longue robe couvrante qui dissimule toute forme féminine. Il est certain que le marketing islamique de la « mode pudique » va proposer des nouveaux modèles. Mais là encore, les filles seront invitées à mettre des couleurs moins voyantes, etc. Il y a un jeu entre la norme islamique rigoriste et le marketing de la mode, mais qui in fine se fait en faveur des prédicateurs les plus rigoristes. On a vu ces dernières années un certain nombre de prédicateurs s’exprimer contre cette nouvelle mode du burkini, du foulard de plus en plus sexy. Depuis trois ou quatre ans, on commence à voir et entendre des prêches qui parlent de « voiles légiférés ». Les réseaux sociaux – TikTok, Instagram – ont fait le reste.
J’avais étudié ce phénomène dans mes travaux sur le marché halal, où je montrais qu’il y avait toujours une surenchère halal. C’est aussi ce que Fethi Benslama avait appelé le « sur-musulman » : il faut toujours faire mieux pour plaire à Dieu. Cette dynamique du halal comme espace normatif, j’en avais étudié les mécanismes en montrant que ça se passe en deux temps : les fondamentalistes « haramisent » une pratique – en la déclarant « haram », illicite – puis en proposent une version halal. Chaque fois, les prédicateurs poussent les jeunes femmes à se rendre de plus en plus conformes, de plus en plus soumises à la loi de Dieu en leur disant qu’elles sont plus belles, plus désirables, qu’elles seront mariées plus facilement. Certaines finissent par céder.
L’effet de mode et de résistance à l’autorité peut attirer des adolescentes qui s’enorgueillissent de s’affirmer comme musulmanes et ne sont pas pratiquantes. Une fois qu’elles portent ce vêtement, elles sont repérables et invitées à des activités de socialisation religieuse. C’est souvent la première entrée vers un univers d’endoctrinement religieux : vous commencez par un vêtement pour vous identifier à une bonne musulmane, et ensuite on vous propose d’aller à la mosquée, puis dans des cercles de réflexion, puis dans des lieux de socialisation religieuse. On entre dans l’espace du halal.
Toute l’ambiguïté de l’abaya réside précisément dans le fait que ce n’est pas un signe religieux, pourtant il ne semble plus y avoir de doute sur les intentions de celles qui le portent…
Ce qui lève l’ambiguïté, c’est la conjonction de plusieurs facteurs : le caractère collectif organisé de cette manifestation, le déni bien appris des jeunes filles face aux proviseurs et, au contraire, leur revendication religieuse et même prosélyte sur les réseaux sociaux. Il ne s’agit pas de phénomènes isolés sur lesquels en effet il n’y aurait eu aucune raison d’intervenir. Les services de surveillance ont identifié ce qu’ils ont appelé une offensive dès le mois d’août 2022 en prévision de la rentrée scolaire. Et les statistiques mensuelles ont confirmé une tendance à la hausse. Il fallait donc prendre cette décision ferme et claire avant la rentrée, au risque d’une levée de boucliers qui n’a d’ailleurs pas tardé… La frérosphère s’est immédiatement manifestée.
Dans la loi de 2004 qui interdit le port du voile dans les écoles, collèges et lycées, l’abaya n’était aucunement visée. Pourquoi ?
L’abaya n’était pas portée à l’école à cette époque et le législateur a considéré le foulard comme un signe intégriste, ce à quoi il n’est pas réductible. Le voilement est plus encore un pilier de la société islamique moderne, que le frérisme, cette forme d’islamisme adaptée aux démocraties libérales, voudrait instaurer. Il est une pratique religieuse et l’un des éléments d’un dispositif plus vaste dont le halal, que je décris dans mon dernier ouvrage. Pour les Frères, le voilement des femmes est essentiel, car il remet de l’ordre, l’ordre divin, dans la société en instaurant la division sexuelle du travail. Les femmes doivent revenir à leur fonction primaire de productrice et reproductrice de l’oumma.
Profondément, ce qui est en jeu derrière toutes ces batailles (hidjab, burkini, halal et maintenant abaya), c’est la capacité de délimiter ce qui est d’ordre religieux et ce qui ne l’est pas. Les Frères ont réussi depuis trente ou quarante ans à nous imposer leur limite entre le séculier et le religieux. Jusqu’à présent, on a toujours reculé : ils ont dit que le halal est religieux, on a cédé sur le halal ; ils ont dit que le hidjab était une obligation pour la femme, on a cédé sur le foulard. On cède à chaque fois. Et donc ils reviennent pour tester nos résistances et nous font reculer. Ce que fait le ministre Gabriel Attal me semble très important, car cela revient à reprendre le droit pour l’État de dire ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas.
À gauche, on compte déjà les réactions dénonçant une « police du vêtement » ou une position contraire au principe de laïcité. Que leur répondez-vous ?
Bien au contraire, c’est une décision qui combat les discriminations. La neutralité des vêtements est un outil très efficace contre la stigmatisation. Je ne comprends pas très bien l’argument de la police du vêtement : on la voit à l’œuvre en Iran mais certainement pas en France. Il s’agit donc de très mauvais arguments de la part de personnes qui veulent défendre une partie de leur électorat. Ils n’arrivent pas à convaincre, aujourd’hui on voit d’ailleurs la gauche se fracturer sur ce sujet : Fabien Roussel a affirmé qu’il était plutôt d’accord avec le ministre. À gauche, on s’aperçoit que ce sont des arguments qui ne tiennent pas la route, on devrait voir à l’avenir se creuser un fossé plus profond à gauche entre les républicains et les autres. Ces derniers accuseront les premiers d’être racistes, islamophobes ou d’extrême droite. Il faudra simplement y résister.