La Russie de Poutine ouvre la voie à une rhétorique désinhibée sur l’usage de la bombe atomique.
La guerre en Ukraine avance à l’ombre du nucléaire. En menaçant d’utiliser une arme atomique pour protéger sa conquête impériale de l’Ukraine, le pouvoir russe a fait entrer le monde dans « le troisième âge nucléaire » explique Louis Gautier, haut fonctionnaire à la Cour des comptes, à l’occasion d’un colloque sur la dissuasion, organisé le 13 octobre par la Fondation pour la recherche stratégique en l’honneur de la philosophe Thérèse Delpech, disparue il y a dix ans.
Le « troisième âge nucléaire », qui succède au premier – l’affrontement entre l’URSS et les États-Unis puis au second – l’instauration de mécanismes de régulation après la crise de Cuba – est marqué par une « désinhibition » des comportements nucléaires. « Alors que depuis plusieurs décennies les arsenaux nucléaires se réduisaient, on assiste au retour des armes nucléaires de champ de bataille et au développement de la stratégie du fait accompli, avec la sanctuarisation agressive », résume Corentin Brustlein, analyste au ministère des Armées. L’utilisation du parapluie nucléaire pour modifier les statu quo territoriaux par la guerre conventionnelle, comme l’a fait Vladimir Poutine en Crimée ou dans l’est de l’Ukraine, servira-t-elle d’exemple à d’autres pays, notamment à la Chine, qui s’est donné pour objectif de reprendre le contrôle de Taïwan ? De nombreux experts le redoutent. « Des puissances nucléaires non démocratiques se comportent comme des pirates stratégiques au service d’un agenda révisionniste. L’arme nucléaire devient un outil de confrontation des démocraties », prévient Mélanie Rosselet, directrice de l’analyse stratégique du Commissariat à l’énergie atomique (CEA).
Certaines leçons de l’histoire éblouissent davantage que d’autres. C’est le cas de la vacuité du Mémorandum de Budapest, qui engageait depuis 1994 la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni à garantir l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine en échange de l’abandon de ses têtes nucléaires. La conclusion n’a échappé à personne : l’arme nucléaire est la meilleure garantie contre une attaque militaire. L’Irak de Saddam Hussein et la Libye de Kadhafi en ont fait les frais avant l’Ukraine quand ils ont renoncé à leur programme nucléaire. La guerre en Ukraine fait de nombreux dégâts collatéraux dans le domaine stratégique. Elle a permis au régime iranien de repousser une énième et peut-être dernière fois son retour dans le JCPOA, l’accord sur le nucléaire de 2015. Elle a créé un espace pour la Corée du Nord, qui multiplie, dans la quasi-indifférence générale, les tirs de missiles balistiques et simule des frappes nucléaires tactiques.
Certes, la « désinhibition » n’est pas totale, puisque la Chine manifeste toujours une retenue dans sa doctrine nucléaire et qu’en Russie, l’escalade verbale vient rarement de la bouche du président, qui délègue les propos les plus extrémistes à son entourage. « Mais de manière générale, la dissuasion rend les dictatures et les autocraties plus sûres. L’Iran n’est pas le seul pays à se demander s’il va franchir la ligne. Nous allons sans doute vers davantage de proliférations », commente Ariel Levite, spécialiste de la Carnegie. Même certaines démocraties, inquiètes des tendances isolationnistes des États-Unis, tendent l’oreille aux sirènes du nucléaire militaire. Au Japon par exemple, des voix demandent le partage des armes nucléaires américaines entre alliés. « Les pays non dotés d’Asie se demandent combien de temps durera la protection américaine. 70 % des Sud-Coréens sont favorables à l’option nucléaire. Donald Trump a fait beaucoup de mal à l’Alliance », affirme Chung Min Lee, expert de la Fondation Carnegie.
L’entrée dans le troisième âge nucléaire est aussi un défi pour les démocraties européennes. Depuis la fin de la guerre froide, croyant à la paix éternelle pour le continent, elles se sont désarmées, ont sous-traité leur sécurité et assumé leur dépendance économique vis-à-vis de la Russie et de la Chine. « Nous n’avons pas vu venir Vladimir Poutine. Nous avons dévalorisé la parole des pays de l’Est, qui eux avaient compris la vraie nature du régime russe. La guerre en Ukraine réveille les démocraties. Mais elles ont du mal à promouvoir leur modèle à l’étranger face à la construction par la Chine et la Russie d’un modèle autocratique alternatif. Nous n’avons pas écouté Poutine. Écouterons-nous Xi Jinping ? » demande Mélanie Rosselet, la directrice de l’analyse stratégique du CEA.
La guerre d’Ukraine constitue un test pour les démocraties, dont certaines sont encore traversées par des courants pacifistes. Le chantage nucléaire exercé par la Russie rencontre une certaine efficacité. « Il provoque une paralysie à l’Ouest, où les démocraties sont obligées de faire preuve de retenue. Si la Russie n’était pas un pays nucléaire, sans doute les Occidentaux seraient-ils intervenus aux côtés des Ukrainiens. L’opération militaire russe aurait été impossible », résume Jean-Claude Mallet, l’ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Avec la menace nucléaire brandie par certains responsables russes, le défi de la dissuasion a muté. Les États-Unis, qui doivent désormais compter avec deux adversaires nucléaires, la Chine et la Russie, s’interrogent sur la nécessité de reconfigurer leur dissuasion.
La gesticulation nucléaire russe interroge aussi les doctrines des démocraties dotées. « Il y a peut-être un risque que l’interdit moral soit franchi du côté russe. Mais du côté occidental, c’est comme si on avait perdu les clés », note Louis Gautier. Est-ce ce désarroi qui a poussé Emmanuel Macron à affirmer, sur France 2, qu’une attaque nucléaire tactique de la Russie en Ukraine « ou dans la région » n’appellerait pas de réaction nucléaire de la France, brisant ainsi la règle du flou exigée par la dissuasion et sous-entendant que la protection française n’était pas aussi « européenne » qu’il l’avait dit en 2020 dans son discours à l’École de guerre ? « La réponse à la désinhibition ne doit pas être l’inhibition, car l’agresseur serait récompensé par des victoires militaires et diplomatiques » prévient Corentin Brustlein.
Avec les succès de la contre-offensive ukrainienne, la question de ce qui pourrait constituer pour la Russie une menace existentielle reste ouverte. Que se passera-t-il si l’armée ukrainienne pousse son avantage jusqu’en Crimée ? En 2015, Vladimir Poutine avait affirmé qu’il aurait été prêt à utiliser l’arme nucléaire pour défendre l’annexion de la Crimée. « Pourtant, seule une défaite stratégique de la Russie peut mettre en échec le chantage nucléaire du Kremlin », estime Mélanie Rosselet. À l’ombre du nucléaire, le chemin qui mène à une victoire ukrainienne tout en dissuadant Vladimir Poutine d’utiliser l’arme nucléaire est parsemé de mines. Ceux qui l’emprunteront devront faire preuve d’autant de sang-froid qu’à l’époque de la crise des missiles à Cuba.