Les Grecs anciens parlaient de « kairós » pour dire : occasion opportune, instant propice mais fugace, momentum, etc. Tous ces termes n’épuisent pas la richesse du sens de ce nom qu’on donnait à la figure d’un dieu représenté en jeune homme aux talons et aux épaules ailés, ayant une longue touffe de cheveux sur la tête.
Monsieur Macron, qui vient en ce jour centenaire du Grand Liban, est à l’image de ce kairós ailé qui passe au milieu de Libanais hagards, otages de toutes les occasions manquées de leur histoire récente et dont l’apothéose sinistre eut lieu le 4 août dernier. L’explosion du port de Beyrouth est le résultat de modes criminels de gouvernance qui font fi du politique et de la recherche du bien commun. Qui dit « le » politique dit « le » vivre-ensemble et non la bonne entente d’une loya jirga. Il est clair que le président de la République française n’est pas à Beyrouth pour jouer le médecin-thérapeute au chevet d’un grand malade qui s’obstine à refuser les remèdes que les amis qui lui restent lui recommandent.
Emmanuel Macron est au Liban pour servir les intérêts de son pays en Méditerranée orientale qui est, avec le Levant, la zone de chalandise traditionnelle de l’Europe et son verrou stratégique à l’est. Notre Méditerranée « bouillonne » actuellement, comme au lendemain de la chute de Constantinople en 1453. Notre « mer blanche » était alors un enjeu crucial pour les Ottomans face aux Mamelouks d’Égypte, aux Perses séfévides, à la sérénissime Venise, à la papauté et au Saint Empire. La diplomatie française, dès Louis XII en 1500, sut saisir au vol le kairós et entamer des négociations avec les Ottomans qui seront couronnées en 1536-1537 sous François Ier par les fameux traités des Capitulations qui accordaient des concessions importantes aux Français au sein de l’Empire ottoman. Aujourd’hui, les données géostratégiques en Méditerranée orientale sont encore plus complexes, vu le nombre des acteurs et leurs intérêts divergents. Mais, pour la France d’Emmanuel Macron, le Levant demeure géostratégiquement crucial. Ce n’est donc pas le Liban en soi qui est un enjeu. Pour la France, et l’Union européenne avec elle, l’État libanais est une carte importante dans leur propre stratégie. Après tout, l’UE a une frontière commune avec le Levant au milieu de la mer qui sépare Chypre des côtes levantines.
Sous les Séfévides, la Perse sunnite choisit politiquement de se convertir au chiisme. Cela s’explique par le fait que la Perse ne pouvait pas être contrôlée à partir de la Méditerranée par le biais du calife à Constantinople. La Méditerranée orientale demeure la « mer supérieure » de la Perse, sa « mer inférieure » étant le Golfe. Emmanuel Macron réussira-t-il à stabiliser le pouvoir libanais et à protéger la façade maritime du pays de toute hégémonie venue de la profondeur du continent ?
Mais la visite d’Emmanuel Macron s’inscrit dans un cadre culturel beaucoup plus large, celui du partenariat euro-arabe. Le président français est un homme de grande culture ; aujourd’hui, il plantera un cèdre sur les pentes du Mont-Liban, indiquant son attachement à la pérennité de ce pays que la France a tenu sur les fonts baptismaux. Ce geste renvoie à la finitude de l’entité libanaise actuelle dont le symbole est cet arbre imputrescible tant chanté par la Bible.
Mais surtout, il rendra visite à la grande dame de la chanson arabe, Feyrouz, qui fait l’unanimité non seulement au Liban mais chez tout individu du vaste monde arabe. Par ces deux gestes hautement symboliques, Emmanuel Macron se révèle en homme de culture pétri de l’humanisme universel si cher à la pensée des Lumières. L’homme venu de cette Europe, porteuse du nom d’une princesse phénicienne et héritière de cette culture hellénistique qui nous est commune, vient aussi rendre hommage, à travers Feyrouz, à cette culture arabe dont le Liban est la vitrine.
Réussira-t-il dans son volet politique ? Rien n’est moins certain tant ses interlocuteurs libanais « qui se phagocytent entre eux », selon monsieur Le Drian, sont prisonniers de l’état de nature de Hobbes, celui de la guerre de tous contre tous qui les empêche de voir que Kairós passe.
Réussira-t-il symboliquement ? Oui et au-delà de ce qu’on peut espérer. Il gagnera l’opinion publique de tous les Arabes que la voix de Fayrouz a bercés. Mais c’est surtout en France et en Europe qu’il faudra juger des résultats de cette utilisation peu commune de la culture et de l’humanisme en géopolitique. L’enjeu n’est pas en Orient, mais en Occident.
*Beyrouth
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