L’Iran estime avoir sauvé le régime de Bachar Al-Assad mais n’aura pas les moyens d’assumer la reconstruction
TÉHÉRAN – envoyé spécialUn salon des éclopés s’est tenu, à la fin octobre, au siège de la chambre de commerce de Téhéran. Quelque 220 entreprises iraniennes privées et semi-étatiques s’y pressaient, issues du secteur bancaire et de l’agroalimentaire, des travaux publics, de l’acier et de la pharmaceutique. La plupart sont mises à rude épreuve par les sanctions imposées par l’administration américaine à l’Iran depuis le mois de mai. En proie à une dépréciation massive de la monnaie iranienne, ces hommes d’affaires cherchent à investir pour mettre leurs fonds à l’abri.
Ils recevaient, chaleureux mais prudents, une délégation de sociétés et de dirigeants de chambres de commerces régionales syriennes, venus de Damas, d’Alep, de Lattaquié, et des anciennes provinces rebelles d’Homs et Hama. C’était une première, après sept ans de guerre en Syrie. Ceux-là cherchaient des partenaires pour la « reconstruction » de leur pays, également soumis à des sanctions internationales. Un chantier monumental : les Nations unies estiment à près de 340 milliards d’euros le coût des destructions matérielles et les pertes cumulées du PIB syrien depuis le début du conflit.
Protocoles d’accord
« Tout est à refaire. Les entreprises iraniennes ont cessé presque toute activité en Syrie pendant la guerre, seul le commerce s’est maintenu », reconnaît Mohammad Mehdi Rasekh, ancien secrétaire général de la chambre de commerce de Téhéran, qui organisait l’événement. Ces exportations ont maintenu le régime de Damas à flot, grâce à 5,6 milliards de dollars (5 milliards d’euros) de lignes de crédit accordées par Téhéran depuis 2011, selon un décompte du quotidien gouvernemental syrien Al-Ayam.
L’Iran se targue désormais d’être sorti vainqueur du conflit, avec l’appui déterminant de Moscou. En maintenant Bachar Al-Assad au pouvoir, Téhéran a sauvé une alliance nouée avec son père, Hafez, au début de la guerre Iran-Irak (1980-1988), et préservé son lien stratégique avec le Hezbollah libanais. Mais il paraît se tenir désormais debout dans les ruines, sans trop savoir comment exploiter ce succès. « Ces acquis sont captés par les gardiens de la révolution [la principale force armée iranienne] et la part la plus doctrinaire de l’Etat iranien, qui ne sont pas prêts à en faire quoi que ce soit », estime un diplomate occidental.
Certes, des entreprises étatiques iraniennes ont déjà signé des protocoles d’accord en Syrie, pour investir dans les infrastructures électriques, routières et d’alimentation en eau, dans la téléphonie mobile ou une mine de phosphate. Mais ces projets, annoncés pour certains dès 2016, peinent à se concrétiser. Les fonds manquent pour l’après-guerre qui se dessine.
La dernière ligne de crédit iranienne d’un milliard de dollars, consentie pour un an, a expiré à l’été et n’a pas encore été renouvelée, selon la chambre de commerce. M. Rasekh se fait peu d’illusions sur les capacités financières de l’Etat : il aimerait impliquer des partenaires européens.
On en est loin. « La reconstruction se fera avec notre pognon. Nous n’allons pas le donner aux Iraniens !, rétorque ce diplomate occidental. Des entreprises iraniennes liées aux gardiens de la révolution et des profiteurs de guerre grappilleront quelques millions. Mais ce ne sera pas grand-chose. »
Pour Washington, l’objectif est aujourd’hui de réduire l’influence de Téhéran dans le pays, à mesure que la Syrie s’avance vers l’après-guerre. Fin septembre, l’administration Trump a affirmé qu’elle maintiendrait pour cela un contingent limité au Kurdistan syrien, dans le nord du pays, et dans la région d’Al-Tanf, frontalière de l’Irak. C’est un levier de pression sur Damas, dans un futur processus de réconciliation politique syrien. De leur côté, Téhéran et Moscou appuient le retour du régime syrien dans les zones reconquises, sans réforme autre que cosmétique.
Les deux enclaves américaines ferment les points de passage dont l’Iran aurait besoin pour relier son territoire par la route à la Syrie et au Liban. Elles empêchent ainsi Téhéran de consolider, à travers l’Irak, ses alliances régionales. Cette réalité militaire pose un souci majeur aux entrepreneurs iraniens, qui rêvent d’expédier leurs marchandises en Syrie par un tel corridor. Quant à la voie aérienne, par l’aéroport de Damas, elle est particulièrement coûteuse, relève M. Rasekh.
Capacité de dissuasion
Aucune ligne maritime directe ne lie les deux pays – elles passent par Dubaï ou la Turquie. A la frontière jordanienne, le point de passage routier de Nassib-Jaber, fermé depuis 2015, a rouvert symboliquement en octobre : il pourrait connecter l’Irak et la Syrie, mais Washington dispose d’une forte influence sur Amman, et pourrait s’opposer au passage de biens iraniens.
Cette situation n’offre pas de grandes perspectives, mais les Iraniens doivent s’en accommoder. La priorité de Téhéran demeure le maintien en Syrie de sa propre capacité de dissuasion, face au puissant voisin israélien, même si elle demeure relativement pauvre. L’objectif est jugé primordial pour décourager toute attaque d’Israël ou des Etats-Unis contre le propre territoire iranien. L’Iran renforce pour cela des missiles syriennes à sa solde, notamment près de la frontière israélienne, et s’attache à reconstituer les capacités balistiques de son allié syrien. « Nous les avons aidés à développer leurs usines de missiles dès les années 2000. Elles sont encore là, elles fonctionnent », note ainsi Hossein Sheikholeslam, ancien ambassadeur d’Iran en Syrie.
Il s’agit notamment des installations du Centre d’études et de recherches scientifiques, l’entité syrienne chargée du développement des armes chimiques et des missiles. Selon M. Sheikholeslam, Téhéran cherche aujourd’hui à doter l’arsenal syrien d’armes à la précision accrue – une capacité sur laquelle l’Iran a concentré l’essentiel de ses propres recherches balistiques depuis dix ans.
Ce sont de tels transferts vers la Syrie, et vers le Hezbollah, qu’Israël vise avec régularité – près de 200 frappes en Syrie depuis dix-huit mois. Pour Tel-Aviv, ces réseaux agissent au sein de l’armée et de l’Etat syrien, en lien avec le Hezbollah, sans que les autorités de Damas ne soient nécessairement informées de toutes leurs opérations. Ces dernières finiraient par en prendre ombrage. L’Iran affirme vouloir rétablir à Damas un Etat fort et centralisé, préservant ses intérêts. « Mais les Syriens n’apprécient pas que les Iraniens agissent sur leur territoire sans les tenir au courant », estime un officiel de la région.