Tout ce que la Syrie compte d’opposants se bouscule en ce moment à Genève. Opposants authentiques, opposants autoproclamés, opposants fabriqués de toutes pièces par le régime ou opposants de la dernière heure, tous espèrent, en rencontrant la délégation russe et/ou la délégation américaine… supposées valider les candidatures, obtenir le sésame qui leur permettra d’obtenir un siège ou un strapontin autour de la table des négociations quand celles-ci – un jour, peut-être… – s’ouvriront.
Cette bousculade intervient au moment où se réunit à Istanbul la Coalition nationale, seul rassemblement de l’opposition reconnu « légitime représentant du peuple syrien », à qui le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki Moon avait demandé, en recevant son président, le cheykh Ahmed al-Jarba, à New York, le 28 septembre, « de mener des contacts avec d’autres groupes de l’opposition pour composer une délégation représentative et unifiée ». Avant de songer à mettre sur pied une telle délégation, la Coalition nationale doit décider, et c’est le principal objet de son Assemblée générale qui s’est ouverte samedi 9 novembre à Istanbul, des conditions de son éventuelle participation à la Conférence de paix dite « Genève 2 ».
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Qu’ils aient fait le déplacement à leur initiative ou à l’invitation des Russes, dont le souci de permettre la représentation de la totalité du spectre politique syrien dissimule mal la volonté d’exacerber les dissensions au sein d’une opposition aux objectifs et aux revendications déjà contradictoires, tous les Syriens aujourd’hui à Genève ne sont pas des opposants. Parmi eux, trois au moins retiennent l’attention et suscitent, par leur ambition de participer aux négociations, un mélange de stupeur et d’exaspération chez leurs compatriotes sincèrement et activement engagés dans un changement de régime en Syrie : le communiste Qadri Jamil, récemment limogé de son poste de 4ème vice-premier ministre du gouvernement du Dr Wa’el al-Halqi pour pouvoir revendiquer enfin la qualité d’opposant ; le kurde Mohammed Saleh Muslim, président du Parti de l’Union démocratique, aile syrienne de l’ex-Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) d’Abdallah Öçalan, qui continue d’entretenir des relations suspectes avec les services de sécurité du régime en place dans les régions dont il s’est assuré l’exclusivité du contrôle par la force des armes ; et l’oncle du chef de l’Etat, le général Rifaat al-Assad, ancien membre du Commandement régional du Parti Baath, ancien vice-président de la République, ancien commandant en chef des Brigades de Défense, ancien président de la Ligue des Diplômés d’Etudes supérieures…
C’est ce dernier qui fait le plus polémique. D’autant que nul ne sait s’il s’est rendu à Genève pour son propre compte ou pour celui du régime. S’il est exact qu’il ait « rencontré certaines délégations en tant que représentant de Bachar al-Assad », cela signifierait deux choses : non seulement qu’il continue de ne pas reconnaître la légitimité de l’opposition, mais également que le régime cherche à profiter de la présence à Genève de certains opposants pour les approcher et tenter de les retourner.
La perspective de voir le « boucher de Palmyre » et le « bourreau de Hama », comme le désignent nombre de Syriens, s’imposer au côté de l’opposition a aussitôt provoqué des réactions indignées. Le Comité de Coordination des Forces de Changement démocratique, dont un représentant était également à Genève, a fait savoir qu’il « n’accepterait pas de participer à la conférence au cas où Qadri Jamil, secrétaire général du Parti de la Volonté populaire, et Rifaat al-Assad feraient partie de la délégation ou des délégations de l’opposition syrienne ». Pour Zouheïr Salem, porte-parole des Frères Musulmans et directeur du Centre de Recherches et d’Etudes de l’Orient arabe installé à Londres, « si le Comité de Coordination refuse la présence de Qadri Jamil et de Rifaat al-Assad, c’est le cas à plus forte raison de la Coalition nationale, du Conseil national syrien et de l’association des Frères Musulmans » !
Mais une autre hypothèse est beaucoup plus probable. Rifaat al-Assad ne tient pas son neveu dans son cœur. Comme Abdel-Halim Khaddam et plusieurs autres membres éminents du parti Baath et de l’appareil militaro-sécuritaire du régime, il n’a pas attendu juin 2000 pour s’estimer beaucoup plus apte à succéder à Hafez al-Assad que le jeune et inexpérimenté Bachar al-Assad, rappelé en catastrophe de Londres à 28 ans et « élu » à la présidence à 34 ans… moyennant une modification éclair de la Constitution. Depuis le début du soulèvement populaire, il n’a pas ménagé ses critiques à la gestion de la crise par le fils de son frère. On imagine mal qu’il ait été mandaté par le chef de l’Etat et qu’il cherche en ce moment à lui rendre service. Il y a quelques mois, l’un de ses proches affirmait qu’il incarnait une « troisième voie ». Il se qualifiait d’ « opposant à l’opposition », dont il estimait qu’elle portait une part de responsabilité égale à celle du régime dans la dégradation de la situation en Syrie.
L’ancien chef des Brigades de Défense estime qu’il dispose de tous les atouts pour être un recours. Il appartient à la famille présidentielle, qui a accumulé au long de près d’un demi-siècle de monopolisation du pouvoir une longue expérience. Il sait disposer encore, parmi la population alaouite de la côte syrienne, d’un certain nombre de partisans. Les uns lui sont reconnaissants du soutien financier qu’il n’a cessé de leur apporter, directement ou via des fondations humanitaires. Les autres, attribuant à un manque de fermeté et de résolution de Bachar al-Assad l’incapacité du régime à mettre fin à une crise qui s’éternise et menace de durer, appellent son retour de leur vœux, persuadés que lui seul détient l’autorité et la force suffisantes pour mettre rapidement un terme au conflit. A sa manière, évidemment… Mais, parmi les autres Syriens, il est peu dire que cette attente est très loin d’être partagée. Depuis le début de la révolution, ses interventions les ont inquiétés quand ils ne les ont pas révoltés.
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En mars 2011, Rifaat al-Assad avait tenté de surfer sur la vague de mécontentement qui prenait forme à Daraa, affirmant que, « au départ, les manifestations étaient pacifiques » et qu’il avait « donné pour instruction à ses partisans de se ranger du côté du peuple ». Oubliant qu’il n’avait jamais reconnu sa responsabilité dans l’assassinat de près d’un millier de Frères Musulmans, liquidés à la mitraillette et à la grenade dans leurs cellules de Palmyre, en juin 1980, et dans la reconquête de la ville de Hama révoltée, destinée à servir de leçon pour ses habitants et pour tous les Syriens (près de 30 000 morts), il n’a pas hésité, dans un communiqué ultérieur, à « saluer l’enfant martyr », Hamzeh al-Khatib. Le 15 novembre 2011, il montrait plus clairement le bout du nez en déclarant qu’il était « personnellement prêt à prendre la responsabilité de rentrer en Syrie, à la fois pour rassurer les minorités et pour apaiser les cœurs ». Il s’efforçait de donner des garanties en affirmant que, s’il « se proposait de remplacer son neveu à la tête du pays », il n’avait pas d’ambition personnelle et qu’il « quitterait le pouvoir » une fois la paix et la stabilité de retour.
Quelques jours plus tard, le président du Rassemblement nationaliste démocratique unifié, la coquille vide qui lui sert de parti, proposait « une initiative ». Elle consistait à mettre en place un « conseil des sages » d’une quinzaine de membres pour diriger la période intérimaire et comprenait un volet économique dont les principales mesures étaient la reconstruction des bâtiments détruits par la guerre et l’indemnisation des familles de victimes civiles et militaires, des blessés et des détenus politiques. Il aurait parlé de cette initiative avec des représentants des Etats membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et au roi Abdallah d’Arabie saoudite, qui l’auraient approuvée.
En février 2012, il se réjouissait que des affiches et des calicots arborant sa photo et affirmant que « le peuple réclame le retour du qâ’id (chef), le Dr Rifaat al-Assad » aient fait leur apparition, non seulement à Tartous et dans les villages environnants, mais jusque dans des casernes et des locaux des services de renseignements. Cela l’encourageait, au début du mois d’août 2012, à tenir des propos suscitant perplexité et incrédulité : « J’ai la solution pour la Syrie. Les premiers qui ont accepté ma proposition sont les Frères musulmans (sic). Ce qui prouve bien qu’elle est crédible! Bachar est prêt à accepter (sic), la Russie pourrait accepter mais l’Iran refuse… » et il se risquait à ajouter : « La majorité de la population dans les deux camps, j’en suis sûr, est favorable à mon retour (sic). Les forces qui combattent le régime sont d’anciens militants du parti Baath et d’anciens militaires qui me sont pour la plupart loyaux (sic). Tous les gens qui ont déserté et (sont passés dans la rébellion) ne sont pas des musulmans sunnites, il y a même des gens de mon village natal alaouite qui sont des dirigeants de l’Armée libre… »
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Les Syriens ne veulent plus ni d’un « président à vie », ni d’un « chef pour l’éternité ». Ils ont fait l’expérience du « leader inspiré » et ils refusent de remettre leur destin entre les mains d’un « homme providentiel », surtout lorsque celui-ci a derrière lui un long passé de militaire ambitieux, brutal et corrompu. Ils ne veulent pas remplacer un homme par un autre, aussi riche, aussi puissant, aussi intelligent soit-il, soutenu ou pas par une puissance extérieure quelconque. Ils veulent substituer à un régime familial et mafieux un Etat démocratique et pluraliste. C’est avec la volonté de voir mis en place le « gouvernement d’union nationale doté des pleins pouvoirs » figurant dans le texte de l’Accord de Genève 1, qui implique la marginalisation et l’exclusion de Bachar al-Assad du jeu politique, qu’ils se rendront à Genève. Mais ils ont besoin pour ce faire de garanties sérieuses, fournies par des partenaires plus crédibles… que les Russes.
Ils réclament par ailleurs des mesures préalables de confiance. Ils veulent d’abord et avant tout, la fin des massacres de populations auxquels le régime se livre, en profitant du désintérêt pour la Syrie qui a succédé à l’utilisation puis à la livraison de son arsenal chimique. Ils veulent ensuite assurer aux villes assiégées les couloirs humanitaires qui permettront à des centaines de milliers de Syriens de ne pas mourir de faim et de maladie, sanction imaginée par le régime pour châtier leur rébellion. Ils veulent enfin la remise en liberté des dizaines de milliers de leurs jeunes compatriotes, arrêtés au mépris des lois et jetés en prison, torturés et parfois exécutés sans aucune forme de procès pour avoir participé à la révolution contre Bachar al-Assad.
http://syrie.blog.lemonde.fr/2013/11/11/syrie-rifaat-al-assad-de-hama-a-geneve-sans-passer-par-la-case-cpi/