Ainsi, l’émissaire français Jean-Yves Le Drian, sans doute excédé par les tergiversations de ses interlocuteurs libanais, s’est résolu aux méthodes que certains jugent peu diplomatiques. La lettre envoyée aux députés libanais, demandant une réponse écrite avant le 31 août, est embarrassante pour les récipiendaires. C’est l’occasion de rappeler que la France n’est pas une douce maman, supposée satisfaire les désirs de son enfant gâté. La France est d’abord un État qui a su, tout au long de son histoire, ménager et servir ses propres intérêts. L’amitié multiséculaire franco-libanaise en est un des aspects. Aujourd’hui, cette amitié ne se réduit plus aux liens privilégiés que la France a su entretenir avec les chrétiens en Orient, notamment les catholiques.
La surprise est de taille. Il n’est pas traditionnel, dans les usages diplomatiques, qu’un intermédiaire étranger s’adresse par écrit, via l’ambassade de son pays, aux députés du Parlement libanais. Cette démarche épistolaire est sans doute motivée par le fait que le président français, au nom de qui Jean Yves Le Drian joue le rôle de médiateur, a pu être excédé par les tergiversations, pour ne pas dire la mauvaise foi, de certaines factions politiques libanaises. Pour jouer efficacement les bons offices, un médiateur doit savoir au préalable à qui il a affaire. Dans le cas libanais, les tergiversations résultent sans doute d’un héritage culturel assez répandu. D’une part, on opère une confusion entre la fourberie et l’intelligence politique. D’autre part, on érige le mensonge au rang de catégorie de l’esprit. Ce faisant, aucune promesse ne peut être tenue parce qu’aucune parole ni aucune signature ne sauraient être respectées. Elles sont par nature instables.
On sent bien qu’il existe un malaise entre la France et ses interlocuteurs libanais, surtout chrétiens. Déception amoureuse ? Peut-être. Tout se passe comme s’ils se sentaient abandonnés par cette France, en qui ils ont toujours vu une » tendre mère » et une protectrice. Ils réalisent que le monde a changé depuis le XIXème siècle. Ils sont surpris de ne plus être les interlocuteurs privilégiés de la France. Il faut avouer que le monde entier semble excédé par les zizanies libanaises d’un autre âge. Le Liban est un pays où le vivre-ensemble se comprend en dehors d’un contrat social permettant à une nation de naître. Il n’est question que de querelles d’identités collectives, seules reconnues légitimes pour assurer la cohésion de la communauté politique. Mais des tribus et des clans ne sont pas en mesure de se fédérer et d’assumer, ensemble, leur recherche du bien commun.
On évoque souvent l’exception française, qui n’est pas uniquement d’ordre culturel. Elle existe depuis fort longtemps dans le domaine de la politique extérieure. Le royaume de France a toujours adopté une stratégie singulière en Méditerranée, notamment avec le monde arabo-musulman. À partir de François 1er, la France a négocié adroitement les premiers traités des Capitulations ottomanes afin de contrer la montée en puissance des Habsbourg d’Autriche et d’Espagne.
Cependant, dès 762 AD, on remarque des relations d’ambassades entre Pépin le Bref et le Calife abbasside Al-Mansour. C’est sous Haroun el Rashid, son successeur, que la cour carolingienne aura des rapports fréquents avec le Califat. On recense neuf ambassades entre 797 et 807. Sous Louis XII, des privilèges particuliers sont négociés avec les Mameloukes du Caire, en 1500.
Les Ottomans, sous Selim 1er, chasseront les Mameloukes du Levant et d’Égypte et étendront leur domination sur toute la Méditerranée Orientale. Alors que toute l’Europe se ligue pour faire face aux Ottomans, François 1er et Soliman le Magnifique signeront, en 1536, les premières Capitulations ottomanes alors que toute l’Europe se démenait pour faire face aux Turcs. Ce traité octroie à la France un protectorat des Lieux Saints et des chrétiens du Levant, avec le droit d’établir des comptoirs commerciaux dans les Échelles du Levant. Ces privilèges seront renouvelés en 1569, entre Charles IX et Selim II; en 1581 entre Henri II et Murad III; en 1597 entre Henri IV et Mehmet III.
En 1604, une nouvelle capitulation est signée entre Henri IV et Ahmet 1er. Elle étend la protection française à tous les sujets catholiques du Sultan et, surtout, assure la préséance de l’ambassadeur et des consuls de France sur tous les représentants d’autres puissances.
En 1640, Louis XIV adresse aux Maronites une lettre leur garantissant sa protection. En 1690 et 1740 la protection française est étendue aux catholiques de toute nationalité, présents sur le sol ottoman.
Supprimés par l’Assemblée Constituante à la Révolution, les ordres religieux ont poursuivi leur œuvre à l’étranger En 1792, sous la Terreur, l’ambassadeur de France à Constantinople envoie une lettre à Paris demandant des instructions à l’égard des religieux catholiques qui frappaient à sa porte. La Convention lui répond : « Le citoyen Semonville n’oubliera pas qu’en Orient le Catholicisme c’est la Nation » (1). Les révolutionnaires persécutent les religieux en France mais, à Paris, on demeure conscient de leur utilité à l’étranger.
Cela montre que ladite protection est, d’abord, un instrument politique même si elle reflète une sensibilité religieuse. Une telle solidarité ne s’est point exprimée lors de la Guerre de Trente Ans (1618-1648) qui a décimé l’Europe chrétienne par les guerres de religion entre Catholiques et Protestants. Le Cardinal de Richelieu, sous Louis XIII, n’hésite pas à s’allier aux princes protestants allemands pour contrer les Habsbourg d’Autriche; alors qu’en même temps, il combat les protestants de France. On appelle cela le réalisme politique.
Tout ceci pour dire que les rapports de la France avec le Liban sont, certes, multiséculaires, mais toute la tendresse d’une mère protectrice n’exclut pas qu’elle puisse secouer son enfant gâté si ses intérêts l’exigent.
C’est ainsi que se révèle le sens de cette lettre de Jean Yves Le Drian aux députés libanais. Elle indique que la patience française a atteint des limites et que la République est d’abord protectrice de ses propres intérêts.
Pour la première fois dans la longue et chaleureuse histoire des relations franco-libanaises, un grincement se fait entendre. Les Libanais auront-ils l’intelligence politique suffisante pour ne pas capituler, sans condition, face aux Mollahs de Téhéran ? Il leur appartient de savoir faire coïncider l’intérêt du Liban, souverain, indépendant et non-aligné, avec les intérêts de la France, l’amie de toujours.
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(1) S. ARNAUD & M. GUILLOU & A. SALON, Les défis de la Francophonie. Pour une mondialisation humaniste, Paris, Alphares, 2002, p. 26.