On trouvera ci-dessous le texte d’une intervention prononcée, dimanche 12 janvier, au Centre Culturel Tawhid de Saint-Denis.
POURQUOI LES SYRIENS SE SONT-ILS SOULEVÉS ?
Alors que le soulèvement en Syrie entamera dans deux jours son 12ème mois et alors que le Strategic Research and Communication Centre établissait, le 12 février, le bilan de la répression à 8 314 morts, plus de 35 000 blessés, plus de 65 000 disparus et plus de 212 000 détenus, certains n’en finissent pas de dénoncer le complot dont le régime syrien serait depuis des mois la cible et la victime. Ils s’estiment sans doute plus clairvoyants et plus malins que les Syriens qui ont commencé, le 15 mars 2011, à descendre dans les rues au péril de leur vie. Confortablement installés dans les pays voisins ou en occident, ils aimeraient convaincre ces malheureux qu’en s’exposant à la mort, ils font le jeu et servent les intérêts de ceux qui les manipulent. Comme si les Syriens ne disposaient pas, dans leur propre pays et dans leurs conditions d’existence personnelles et familiales, de raisons suffisantes de se révolter.
Les bombardements auxquels certains quartiers de la ville de Homs sont soumis sans discontinuer depuis plus d’une semaine démontrent que, contrairement à ce que prétend le régime syrien en général, et Bachar Al Assad en particulier, il ne s’agit pas en Syrie, aujourd’hui, de mettre hors d’état de nuire des groupes de « terroristes-islamistes-salafistes-armés », infiltrés de l’étranger et financés par un consortium libano-qataro-saoudo-tout ce que vous voulez. Il ne s’agit pas davantage d’anéantir des déserteurs désormais plus ou moins organisés en Armée Syrienne Libre pour protéger les civils contre les agissements de l’armée du régime et de ses supplétifs. Il s’agit de sanctionner de la plus radicale des manières une population toute entière, hommes, femmes, enfants et vieillards.
Comme à Daraa, il y a quelques mois, comme à Banias, comme à Hama, comme à Idlib, comme dans la région du Jebel al Zawiyeh et comme à Zabadani, le tort des habitants des quartiers de Homs pris pour cible a été de se soulever pour réclamer plus de respect, plus de justice et plus de liberté de la part de leurs dirigeants. Puis, voyant que le pouvoir n’avait aucune intention de répondre à ces demandes, limitées et légitimes, autrement que par la violence, les emprisonnements, les disparitions, la torture et la mort, ces mêmes habitants en sont venus à exiger la chute du régime, le départ de Bachar Al Assad et le démantèlement du système de répression mis en place par son père, dont il avait hérité, en juillet 2000, en même temps que son fauteuil de président.
Si l’on ne veut pas se méprendre sur ce qui se déroule aujourd’hui en Syrie, il faut revenir à un épisode que certains ont encore en mémoire. Le 17 février 2011, suite à l’interpellation musclée d’un jeune homme qui avait momentanément arrêté sa voiture dans un endroit interdit, des centaines de commerçants du quartier de Harîqa, dans la vieille ville de Damas, ont fermé leurs boutiques et se sont attroupés devant le commissariat de police au cri de : « Al cha’ab al sourî mâ b-yendhall / Le peuple syrien ne se laisse pas humilier » !
C’était la première expression collective de ras-le-bol d’une population exposée et délibérément livrée, depuis des décennies, au bon vouloir, c’est-à-dire aux exactions des services de sécurité. En se rassemblant, de manière spontanée, pour affirmer qu’ils en avaient assez de se laisser humilier, les Damascènes faisaient mentir leur président. Alors que celui-ci venait d’affirmer, dans un entretien dont la suite a montré à quel point il était dépourvu de clairvoyance, que son pays ne serait pas touché par les révoltes intervenues et parfois déjà achevées ailleurs, ces commerçants en colère suggéraient que l’heure n’était pas loin où les Syriens, eux aussi, refusant d’être traités comme des sujets, comme des animaux ou comme des objets, allaient descendre dans les rues pour réclamer ce à quoi ils avaient droit, en tant qu’êtres humains et en tant que citoyens : la liberté, la dignité et la justice.
En commençant à évoquer les influences et les manipulations de l’étranger, avant même que les Syriens aient commencé à descendre dans les rues, le régime syrien a tenté de rejeter sur d’autres, évidemment sur l’extérieur, la responsabilité d’un mouvement que Bachar Al Assad annonçait pourtant comme impossible en Syrie. Il n’est pas du tout nécessaire de recourir à la théorie du complot pour expliquer pourquoi les Syriens ne voulaient plus se laisser humilier par ceux qui étaient censés faire régner l’ordre et garantir leur sécurité, et pourquoi ils n’ont pas eu d’autre solution, pour se faire entendre, que de descendre dans les rues et tenter de les occuper. Il suffit de se souvenir ou de savoir que c’est le régime qui a détruit, en Syrie, toute vie politique, confisqué les syndicats, paralysé les associations, divisé et émietté la société civile, empêché les initiatives privées, contraint les hommes d’affaires et les commerçants à avoir un « parrain » civil ou militaire, pour finalement placer tout le monde sous la coupe des moukhabarat. Grâce aux vidéos transmises par les manifestants, le monde entier sait maintenant comment ils ont pour habitude de traiter leurs concitoyens et de quelle sauvagerie criminelle ils sont capables.
1 / Une société émiettée et sans voix
Dans la Constitution promulguée en 1973 par Hafez Al Assad, qui entamait son premier mandat de président à vie de la République syrienne, un article, l’article 8, fait du Baath le « parti dirigeant de l’Etat et de la société ». A ce titre, le Baath dispose jusqu’à aujourd’hui du privilège de désigner l’unique candidat à la présidence de la République. L’Assemblée du Peuple, au sein de laquelle le même Baath détient automatiquement la moitié des sièges plus un, valide cette candidature et la soumet au référendum de la population. A la différence des législatives et des municipales, où l’abstention est la règle, il est risqué pour les Syriens et les Syriennes en âge de voter de boycotter cette « élection », censée exprimer l’allégeance de toute une population à son « qâ’id ilâ l-abad / dirigeant à vie ».
Une telle disposition a eu pour effet immédiat – et c’était bien là son objectif – d’éliminer tout parti concurrent et de tuer en Syrie toute vie politique. Les autres partis n’ont alors eu le choix qu’entre deux solutions : se plier au nouvel état de fait ou entrer en résistance. En réalité, il n’y avait pas de « bon choix ». Certes, les partis qui ont accepté la main mise du Baath sur l’Etat ont bénéficié d’un certain nombre d’avantages. En se plaçant sous sa coupe, au sein du Front National Progressiste, ils ont pu bénéficier de portefeuilles ministériels. Il ne s’agissait pas, évidemment, de ministères de souveraineté (les Affaires étrangères, la Défense, l’Intérieur, l’Information…). Mais il était possible pour leurs titulaires, puisqu’ils géraient parfois les Transports, l’Habitat, l’Electricité, l’Eau, l’Irrigation, d’accumuler pour eux-mêmes ou pour leur parti des trésors de guerre… sur lesquels le chef de l’Etat fermait l’œil aussi longtemps que ceux qui en bénéficiaient se montraient complaisants. Ils disposaient par ailleurs d’un quota réservé de sièges à l’Assemblée du Peuple, pour lesquels ils n’avaient pas plus besoin que les candidats du Baath de faire campagne. Comme les baathistes, jusqu’à ce jour, les candidats désignés par le Front National Progressiste sont automatiquement élus.
Les avantages de ces postes et de ces sièges – des voitures et des appartements de fonction, des passe-droits, des privilèges… – avaient évidemment des contreparties beaucoup plus négatives. Les partis en question n’avaient le droit de disposer que d’un seul et unique siège pour tout le pays, sur lequel ils ne pouvaient même pas attirer l’attention par un panneau extérieur. Ils n’avaient pas le droit de diffuser leur bulletin ou leur publication. Ils n’avaient pas le droit de recruter de nouveaux militants au sein de l’université, chasse gardée du Baath. Ils avaient encore moins le droit de s’approcher de l’armée. Si telles étaient les restrictions imposées aux partis « amis du Baath », on imagine aisément dans quelles conditions ont été condamnées à vivre, ou plutôt à survivre, toutes les formations qui avaient refusé de renoncer à leurs principes en se plaçant sous une tutelle qu’elles estimaient à juste titre indue.
Après avoir détruit la vie politique et fait du Baath une sorte de « parti unique », les responsables syriens ont entrepris de démolir les syndicats. Profitant des évènements de la fin des années 1970 et du début des années 1980, au cours desquels des travailleurs, des avocats, des ingénieurs, des médecins… avaient exprimé leur mécontentement pour la confiscation du pouvoir par le seul parti Baath, le régime a dissous tous les syndicats et tous les ordres professionnels, avant de promulguer une loi les plaçant sous l’autorité de fait de ce parti. Comme on pouvait s’y attendre, les syndicats de travailleurs et de paysans, comme l’ordre des avocats, l’ordre des dentistes, l’ordre des ingénieurs agronomes… ont aussitôt perdu la marge étroite de liberté de protestation et de revendication dont ils disposaient encore. Au lieu de faire remonter vers la tête du pouvoir les observations, les insatisfactions ou les demandes de leurs membres, ils sont devenus de simples courroies de transmission des ordres et directives venant d’en haut. Leur totale allégeance au pouvoir est d’ailleurs visible, hier comme aujourd’hui, dans la promotion automatique des présidents de l’Union des Travailleurs et de l’Union des Paysans au comité central du Front National Progressiste, dont la finalité se réduit à organiser, sous le couvert d’une pluralité apparente, la domination absolue du seul parti Baath sur l’Etat et la société.
Pour contribuer à enlever à la population toute capacité de contestation, en isolant les individus et en leur interdisant de faire contre lui front commun, le pouvoir syrien s’est attaqué à tout ce qui pouvait permettre aux Syriens de ne pas se retrouver seul face à l’Etat. On peut dire ici un mot des tribus. Comme partout, dans les pays arabes mais pas uniquement, les tribus restent une famille élargie, un cadre de référence, un groupe de solidarité, un refuge en cas de besoin… Et ce y compris parfois pour des individus urbanisés depuis longtemps. Pour ne pas déclencher avec les tribus une guerre ouverte, le régime syrien s’est employé – avec un certain succès, il faut le dire – à provoquer en leur sein des divisions. Lorsque des cheykhs ou des princes se montraient réticents à lui faire allégeance, c’est-à-dire à reconnaître son autorité et à se placer sous ses ordres, il incitait des membres de leurs tribus à contester la légitimité de leurs chefs. Au nom de leur propre compétence, quand il s’agissait de diplômés de l’université. Au nom d’un passé parfois glorieux quand il s’agissait de branches déchues de la tribu. Mais souvent aussi au nom des avantages que le remplaçant d’un cheykh pouvait apporter à l’ensemble de ses contribules. Il suffisait pour cela de faire élire un ambitieux à l’Assemblée du Peuple et de mettre à sa disposition un certain nombre de moyens.
On sait que la légitimité du cheykh, au sein de la tribu qu’il dirige, n’est pas uniquement liée à son lignage, à son âge ou à sa sagesse, mais à sa capacité à assurer la protection des siens et la redistribution entre eux de ressources. Le régime syrien a donc fait en sorte que, en échange de leur absolue docilité, les cheykhs qu’il entendait mettre en place pour remplacer les indociles puissent assumer ces rôles. Il leur a facilité l’accès aux ministres et aux gouverneurs, il a favorisé la réalisation de quelques projets d’infrastructure dans leur région d’origine, il leur a permis d’intervenir pour l’octroi de passe-droits (importation de voitures, autorisation de port d’armes, attribution de logements, inscription à l’université, bourses d’études à l’étranger, embauches dans des entreprises d’Etat…), y compris hors du cadre de la Loi. En renouvelant sans cesse ce type d’agissement, le régime est parvenu à créer de la zizanie au sein de plusieurs tribus, dès lors incapables de présenter contre lui un front uni. Il a fait de même entre les différentes tribus, les plaçant en concurrence pour l’attribution des avantages en application du principe selon lequel « plus l’allégeance est forte, plus la rétribution est importante ».
Il y aurait bien d’autres choses à dire pour montrer comment le régime syrien, pour prévenir toute contestation du pouvoir dont il s’était emparé par la force, sans demander l’avis de la population, grâce une série de coups d’état, a travaillé pendant des dizaines d’années à diviser les Syriens pour les empêcher de se regrouper et d’être ainsi en mesure de le défier. On se contentera de rappeler qu’il n’existe en Syrie, jusqu’à ce jour, aucun média « indépendant ». Certes, depuis l’ouverture économique, il y existe des médias « privés ». Mais ceux-ci appartiennent tous à des membres ou à des proches de la famille présidentielle. Ils sont tous, d’une manière ou d’une autre, la voix de leur maître. Ils n’ont pas été autorisés, en effet, pour dire autre chose, pour refléter les attente s, les critiques ou les insatisfactions de la population, mais pour permettre à certains d’accumuler de nouvelles ressources, dans un secteur – le secteur de l’information – rendu rentable par la privatisation de la publicité.
2 / Une société livrée aux services de sécurité
Au terme des troubles intervenus à la fin des années 1970 et au début des années 1980, achevés en février 1982 par le bombardement de la ville de Hama et la destruction de certains de ses quartiers sur leurs habitants – entre 20 000 et 30 000 morts -, Hafez Al Assad a pris acte que le parti Baath ne lui avait pas été d’une grande utilité. S’il voulait prévenir la répétition du scénario dont il était sorti vainqueur grâce à son armée, ce n’est plus sur le Baath qu’il lui fallait compter mais sur ses services de sécurité, les moukhabarat.
Il y avait, à Hama, des membres du parti Baath. Il y avait aussi des membres d’autres partis alliés au Baath dans le Front National Progressiste, en particulier une branche des Socialistes Arabes d’Akram Al Hourani. Or, quand ils n’avaient pas rejoint les rangs de la contestation, ils n’avaient été en mesure ni d’informer les autorités de ce qui se préparait dans la ville, ni de s’y opposer. Ils n’avaient guère été plus efficaces à travers tout le pays lors de la grève générale du printemps 1980, qui aurait pu faire chuter le régime si les commerçants de Damas, convaincus par le président de la Chambre de Commerce Badreddin Al Challah, n’avaient tout fait pour briser le mouvement.
Tirant les conclusions de cette situation, Hafez Al Assad a conduit parallèlement deux opérations :
D’une part, il a mené à son terme la marginalisation du Baath, sans ménagement pour le parti qui lui avait jadis servi de tremplin pour parvenir au pouvoir. Alors qu’il est de règle, dans le parti, de tenir un congrès régional (c’est-à-dire syrien, par opposition au congrès national, autrement dit pan-arabe ou international) tous les cinq ans, le chef de l’Etat a « oublié » de le convoquer durant 15 ans, après le 8ème congrès de 1985. Cette situation a duré jusqu’en juin 2000. Il a bien fallu, une semaine après la mort de Hafez Al Assad, le réunir à nouveau. Il y avait urgence puisque, pour devenir le nouveau chef de l’Etat, Bachar Al Assad qui n’avait jamais été baathiste devait absolument faire à la fois son entrée dans le parti et en devenir le secrétaire régional…
D’autre part, Hafez Al Assad a fait des moukhabarat, en fait si ce n’est en titre, les véritables « dirigeants de l’Etat et de la société ». C’est à eux qu’il a abandonné le soin d’encadrer la population. A leur manière, évidemment. C’est-à-dire en recourant à toutes les méthodes, y compris les plus brutales, jugées par eux nécessaires à l’accomplissement de leur mission, la sécurité, et utiles à leurs intérêts propres, la mise en coupe réglée de l’ensemble des Syriens.
Les moukhabarat avaient d’autant moins de raison de faire preuve de retenue dans leurs relations avec la population que,
d’une part, les différents services auxquels ils appartenaient – renseignements militaires, renseignements de l’armée de l’air, sécurité d’Etat, sécurité politique, sécurité économique, « branche Palestine »… – étaient en concurrence directe et n’hésitaient pas, pour obtenir de meilleurs résultats que les autres, à se livrer à une véritable surenchère dans la férocité ou la cruauté,
et que, d’autre part, ils étaient protégés par un décret présidentiel qui leur assurait une impunité absolue. Il stipulait que, au cas où un agent des services de sécurité aurait provoqué la mort d’un détenu dans l’exercice de ses fonctions, c’est-à-dire en cherchant à lui extirper sous la torture des informations, il ne devait pas être déféré devant la justice mais traduit uniquement devant le chef d’état-major des armées. Il était sûr de trouver auprès de ce dernier la compréhension nécessaire. Sait-on suffisamment que, le 30 septembre 2008, loin de supprimer ce décret législatif qui s’apparente à un « permis de tuer », Bachar Al Assad l’a renouvelé et en a élargi le nombre des bénéficiaires ?
La liste des actions, des situations, des évènements de la vie quotidienne pour lesquels des autorisations préalables des moukhabarat sont nécessaires en Syrie, est infinie. Pas question d’épouser un étranger, d’organiser une cérémonie de mariage, d’ouvrir un salon de coiffure, de pratiquer la serrurerie, d’importer des appareils électroniques, de garder des enfants à domicile, de changer de résidence, d’obtenir une première carte d’identité, de renouveler sa carte d’identité, de récupérer son travail, d’adhérer à la religion musulmane,… sans avoir obtenu l’aval d’un ou de plusieurs services de renseignements. Sur la base de rapports d’informateurs anonymes, n’importe qui peut à tout moment être convoqué chez les moukhabarat et y être soumis aux coups ou à la torture, jusqu’à ce qu’il passe aux aveux ou qu’une connaissance haut placée puisse attester de son innocence. La paranoïa et l’impunité sont telles que des chrétiens ont parfois été arrêtés et soumis à la question parce que des voisins mal intentionnés les avaient accusés d’appartenir à l’Association des Frères Musulmans, dont les membres, depuis la loi 49 du 7 juillet 1980, sont passibles de la peine de mort en Syrie. Alors que les choses paraissaient avoir un peu changé, la contestation populaire a rapidement ramené les moukhabarat à leurs vieux démons.
Les services de sécurité portent une responsabilité directe dans le déclenchement de la révolte en Syrie. Rien ne dit que les Syriens, qui s’invitaient mutuellement par Internet à sortir dans les rues depuis le début du mois de janvier 2011, sans beaucoup de succès, seraient parvenus à trouver en eux-mêmes le courage nécessaire pour défier la sauvagerie des moukhabarat, si ceux-ci ne leur avaient facilité la tâche. Ce sont eux, par leur recours irraisonné à la violence, qui ont permis au rejet du système de prendre enfin le pas sur la peur. Tout le monde a encore en mémoire, l’affaire des enfants arrêtés et torturés à Daraa pour avoir écrit sur des murs le slogan « le peuple veut la chute du régime ». On sait comment le chef des moukhabarat locaux, un certain ‘Atef Najib, un cousin de Bachar Al Assad, a directement mis le feu aux poudres en recevant leurs parents. Il leur a déclaré : « Oubliez vos enfants. Faites-en d’autres. Et si vous n’y arrivez pas, amenez-moi vos femmes ». Puis, pour les disperser plus vite, au moment où ils quittaient les lieux indignés par ses propos, il a fait tirer en l’air par ses hommes. Le soir même, la ville s’enflammait. Onze mois plus tard, le calme n’y est toujours pas revenu. Quant à ‘Atef Najib, il a bien été écarté de son poste, mais il n’a pas été sanctionné. Il vit discrètement dans la maison d’un ami, sur la côte syrienne…
Pour rendre la situation encore plus insupportable, les moukhabarat, sûrs de leur impunité, n’hésitent pas à profiter de leurs pouvoirs et de la peur qu’ils inspirent à une population qui leur est abandonnée sans moyen de défense, pour en faire un business. Ne parlez pas aux Syriens de recourir contre eux à la Justice. Celle-ci est en Syrie un sujet de plaisanterie. Tout, ou presque, de ce qui n’est pas strictement autorisé peut donc donner lieu à négociation, à marchandage, et peut être obtenu à condition d’en verser le prix. Moyennant une certaine somme, vous pouvez obtenir un petit passe-droit. Moyennant une somme plus élevée, vous pouvez obtenir un gros passe-droit. A l’inverse, si vous refusez de verser gentiment ce qu’on vous demande, pour une autorisation qui ne pose a priori aucun problème – par exemple un visa de sortie du territoire -, vous risquez d’attendre longtemps la signature demandée. Mieux encore, pendant que les moukhabarat de base se livrent à leurs petits trafics, leurs chefs s’imposent comme « facilitateurs » ou comme « protecteurs », bref comme des « parrains » et des parasites, dans les affaires des entrepreneurs, des industriels et des gros commerçants.
Cela suffit-il pour comprendre ce que voulaient dire, il y a pratiquement un an jour pour jour, les boutiquiers et les commerçants du souq de Damas lorsqu’ils ont pour la première fois crié au cœur de la capitale : « Le peuple syrien ne veut plus être humilié » ?
Deux remarques en forme de conclusion
Il va sans dire que les trente années de présidence de la République de Hafez Al Assad puis les onze années d’exercice du pouvoir par Bachar Al Assad n’ont pas eu que des résultats négatifs. Des choses ont été faites dans de nombreux domaines : l’éducation, la santé, l’industrie, les transports, le tourisme… Malheureusement, faute de sondages, de médias indépendants, de liberté de manifestations et d’élections dignes de ce nom, personne, y compris au sein du régime, n’est en mesure d’évaluer le degré de réussite ou d’échec de ces réalisations aux yeux de la population. Tout porte à croire que, s’ils en avaient été satisfaits, les Syriens n’auraient pas décidé de sortir dans les rues, de prendre la parole et de réclamer ce qui leur est dû en tant qu’hommes et femmes, et en tant que citoyens. Il est évident que la révolte en cours est alimentée par des frustrations, et que celles-ci ne sont pas uniquement économiques et sociales. Il faut se souvenir de ce qu’ont crié les manifestants de Daraa, le 24 mars 2011, le soir même d’une conférence de presse de la conseillère politique et médiatique du chef de l’Etat, Bouthayna Cha’aban. Ils disaient : « Yâ Bouthayna, yâ Cha’aban, al cha’ab al sourî mou jaw’ân / Ô Bouthayna, ô Cha’aban, le peuple syrien n’est pas affamé ». Autrement dit, ce n’est pas la faim qui nous fait descendre dans la rue et conspuer le pouvoir, et ce n’est pas avec des promesses économiques que tu achèteras notre silence. Ce à quoi nous aspirons, c’est à la liberté et à la dignité.
La deuxième remarque est que la révolution en cours en Syrie n’a rien de religieux. C’est un mouvement citoyen, initié par des hommes et des femmes ne supportant plus et ne voulant plus supporter la manière dont ils étaient traités. Contrairement à ce que le régime s’efforce de faire croire pour terroriser ses voisins dans la région et calmer les ardeurs des opinions publiques occidentales, la révolution n’oppose pas deux camps : d’un côté des « sunnites revanchards », symbolisés par ce que le régime décrit comme l’abomination absolue, à savoir les Frères Musulmans et leur bras armés, les « terroristes-islamistes-salafistes » ; et d’un autre côté les autres minorités religieuses, alaouites, chrétiens, druzes ou ismaéliens, qui, eux, seraient tous unis en bon ordre derrière le pouvoir. Rien de cela n’a à voir avec la réalité. Il est vrai que les sunnites, en tant que communauté sociale majoritaire, ne peuvent pas être satisfaits en Syrie de la marginalisation politique dans laquelle ils sont maintenus. Certes, ils occupent la majorité des sièges dans le gouvernement, à l’Assemblée du Peuple et même au commandement régional du parti Baath. Mais tout cela ne constitue, en Syrie, qu’un « pouvoir apparent ». En revanche, ils sont quasiment exclus, non pas en raison de leur conviction religieuse mais du fait de leur appartenance à la communauté majoritaire, de la prise de décision. Celle-ci est réservée au chef de l’Etat, à certains membres de sa famille, et à un nombre restreint de militaires et de chefs des services de renseignements, seuls détenteurs du « pouvoir réel ».
Mais,
premièrement, ni les chrétiens, ni les alaouites, ni aucune autre communauté n’est satisfaite, en Syrie, des règles du jeu imposées par ceux qui confisquent depuis des décennies le pouvoir dont ils se sont emparés. Ils ne le partagent qu’avec des comparses issus de toutes les communautés, à condition qu’ils renoncent à leur disputer la place ;
deuxièmement, personne depuis le début du soulèvement n’a réclamé en Syrie la mise en place d’un « Etat islamique ». Tous les opposants et les révolutionnaires réclament en revanche un « Etat démocratique, civil, pluraliste et égalitaire », au sein duquel l’alternance au pouvoir, la liberté de conscience et la pratique des cultes sera garantie pour tous par la Constitution et par la séparation des pouvoirs.
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