ÉCHOS DE L’AGORA L’histoire retiendra probablement la journée du dimanche 21 octobre 2012 comme étant celle d’un changement profond dans l’approche de ce qu’on a appelé la révolution du Cèdre commencée en 2005 à la suite de l’assassinat de Rafic Hariri. Cet événement fut le détonateur d’un sursaut du peuple libanais qui s’était concrétisé par la manifestation du 14 mars 2005, exprimant les aspirations citoyennes, souverainistes et indépendantistes d’une très large frange de la population libanaise. Mais cette manifestation venait après celle du 8 mars qui avait vu une autre foule, menée par le Hezbollah pro-iranien, exprimer son allégeance aux choix stratégiques du régime de Damas. À l’époque, les mollahs de Téhéran, comme acteur politique premier sur la scène libanaise, demeuraient quelque peu dans l’ombre.
En 2005, le cadre du débat public demeurait centré sur des options internes, nationales. D’un côté on réclamait le départ de l’armée syrienne d’occupation, la pleine souveraineté, l’indépendance, l’arrêt des assassinats politiques, la vérité devant la justice internationale. À l’intérieur de ce cadre, le face-à-face pouvait s’éterniser, laissant croire qu’il s’agit d’une crise libanaise interne. Tout bon stratège passe son temps à vouloir transformer tout conflit en crise. C’est ainsi qu’un abcès de fixation d’une situation morbide peut servir d’exutoire et éviter une escalade majeure. À l’inverse, toute crise peut brusquement dégénérer en conflit armé à condition de trouver un bouc émissaire. Depuis 2005, tous ces ingrédients ont été mis en place par les stratèges machiavéliques pour qui le Liban n’a aucun intérêt en lui-même. Le bouc émissaire désigné est le musulman sunnite, toujours salafiste-terroriste, dont la défaite serait salutaire aux multiples minorités religieuses qu’il est supposé éradiquer. L’option citoyenne et démocratique est sauvagement combattue car elle est la seule qui constitue un contrepoids à une telle machination. Demeure l’équation binaire de l’affrontement des identités : « Toi ou moi. »
Durant plus de sept années, la polémique 14/8 a donc alimenté notre vie quotidienne jusqu’à la nausée. Elle a fourni une abondante matière à des analyses aussi savantes que creuses, tant le seul cadre libanais du face-à-face s’avère insuffisant et tant ses paramètres réels échappent aux intéressés eux-mêmes. Il en est ainsi de tout conflit identitaire, ses options stratégiques sont toujours en dehors des frontières. Sur le terrain, ce sont des guerres existentielles : « Toi ou moi. » Elles sont inutiles, mais leur instrumentalisation s’avère stratégiquement payante « pour les autres ».
Le séisme de la mort de Wissam el-Hassan a déstabilisé le rapport des forces stratégiques régionales qui, depuis 2005, veulent faire croire à une crise interne libanaise sur des problèmes de pouvoir à répartir entre factions confessionnelles ennemies. Mais quelque chose s’est brisé en ce dimanche 21 octobre. Les obsèques, la manifestation, les débordements en fin de journée, les initiatives individuelles non coordonnées et intempestives, tout cela indique que ça ne marche plus. Les Libanais ont aujourd’hui conscience que leurs interminables guerres entre 14 et 8 sont un leurre dangereux dans lequel les « autres » les tiennent prisonniers.
Quiconque est soucieux du bien commun du Liban, de ses intérêts spécifiques, se doit de ne plus accepter d’être confiné dans la boîte 14/8. Il ne s’agit certainement pas d’adopter le slogan inconsistant et insignifiant « ni 14 ni 8 », sorte de poison mental dont l’unique but est de paralyser le jugement critique et de détourner l’attention des manigances auxquelles se livrent ceux qui accaparent la volonté libanaise.
Sortir de la boîte, c’est d’abord reconnaître que l’enjeu stratégique n’est pas libanais, en cela on condamne les options dites 8M, et on prend ses distances de la pusillanimité des forces dites 14M, qui n’a d’autre justificatif que de ménager les intérêts régionaux opposés à l’axe irano-syro-hezbollahi et son choix évident d’une stratégie d’alliance des minorités que la Russie appuie.
Sortir de la boîte, c’est refuser clairement, publiquement, les choix identitaires. Cela est une condition sine qua non. Peu importe le nombre de directeurs ou de portiers de telle secte dans l’administration. Il n’existe pas de « droits des confessions religieuses ». Ce vocabulaire mortel doit être renvoyé à ses innombrables auteurs.
Sortir de la boîte, c’est avoir le courage de cracher au visage de quiconque veut réduire la citoyenneté à l’identité sectaire. Le défi est ici lancé aux chrétiens nostalgiques des millets ottomans mais, aussi et surtout, à ceux des musulmans qui n’arrivent pas à se libérer des catégories rigides du droit public islamique que les jurisconsultes de jadis, tel Ibn Taymiyya, avaient fixées.
Sortir de la boîte, c’est être conscient que la souveraineté du Liban a son sens dans la défaite de l’axe stratégique régional de l’alliance des minorités, car le Liban est l’antithèse de ce projet. Le Liban ne peut se payer le luxe d’une nouvelle guerre civile ni laisser son sol national être violé par les fauves externes. Tel s’avère être le choix tragique de la politique libanaise.
Il est encore temps de proposer une vision claire, dans le cadre d’un projet de salut public et de paix pour le Liban. Pouvons-nous rassurer les crispations identitaires afin d’atténuer leur toxicité? Pouvons-nous apaiser les rancœurs historiques et absorber l’incroyable décharge de haine qui pollue nos discours? Pouvons-nous, en toute franchise et loyauté, construire des digues qui protègeraient la maison Liban du tsunami qui s’annonce ?
La leçon qui se dégage en filigrane du dimanche 21 octobre 2012 est que la population libanaise est prête à un nouveau sursaut national, mais non au service des « autres », de « tous les autres ». La balle est dans le camp de tous les citoyens qui sont sommés d’assumer leurs responsabilités historiques.
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* Beyrouth