« Fierté », « honneur », « excellente nouvelle pour la Tunisie ». Les formules revenaient dans tous les commentaires à Tunis dans la matinée du vendredi 9 octobre, quand la nouvelle s’est répandue : le prix Nobel de la paix était accordé au Quartet, cette plate-forme de dialogue issue de la société civile qui avait évité au pays de basculer dans le chaos deux ans et demi après son « printemps » de 2011.
Ainsi la Tunisie stabilisait-elle une transition démocratique qui semblait alors menacée par la montée des violences salafistes et l’exacerbation concomitante de l’antagonisme entre le parti islamiste Ennahda – au pouvoir entre fin 2011 et début 2014 – et une opposition dite « moderniste » de plus en plus virulente. Début 2014, à la suite de l’adoption d’une Constitution progressiste et l’investiture d’un gouvernement « technocrate », la transition tunisienne parût reprendre son cours dans un climat relativement pacifié. En réalité, de nouveaux périls obscurcissaient l’horizon. La « révolution » tunisienne demeure non seulement un processus inachevé, mais surtout une œuvre fragile, menacée de régressions de toute sorte.
Les acquis de ce « printemps » de 2011, le seul qui ait survécu dans le monde arabo-musulman, sont indiscutables. Une vie démocratique a bel et bien pris place, avec ses élections, ses débats parlementaires, ses partis politiques battant les estrades, ses médias pugnaces bien que parfois brouillons, sa société civile remuante, etc. Aussi imparfaites qu’elles soient, ces libertés conquises sont toujours chéries par la majorité des Tunisiens, même si un courant d’opinion néoconservateur commence à exprimer ouvertement sa nostalgie de l’ancien régime du dictateur déchu Zine Al-Abidine Ben Ali, où « il n’y avait pas la pagaille comme maintenant ». Amira Yahyaoui, l’une des figures de cette société civile – elle a dirigé jusqu’au printemps l’ONG Al-Bawsala (« la boussole »). qui milite pour la transparence démocratique – loue ces acquis en ces termes : « Les citoyens n’ont plus peur de leurs gouvernants, c’est la conquête la plus importante ».
Même dans les zones délaissées de la Tunisie de l’intérieur, là où fermentent d’âpres ressentiments face aux promesses déçues de la Révolution en matière sociale et économique, un discours nuancé continue de prévaloir. Noumen Mhamdi, un des animateurs du mouvement des diplômés chômeurs de Kasserine, région qui aux côtés de Sidi-Bouzid et Gafsa s’est soulevée à l’avant-garde de la révolution, fin 2010-début 2011, exprime son désenchantement devant un horizon social toujours aussi bouché (le taux de chômage des diplômés est de 46,9 %) : « Les jeunes sont désespérés, ils ont perdu espoir dans l’avenir ». Mais dans le même temps, il se refuse à jeter le bébé avec l’eau du bain : « Je ne suis pas un déçu de la révolution, car nous avons gagné la liberté d’expression. C’est un exploit, c’est un trésor ».
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Grèves et mouvements sociaux
Les Tunisiens ont pourtant bien des raisons de se plaindre d’une transition qui est loin d’avoir répondu à leurs attentes. L’un des reproches les plus amers tient dans la stagnation économique et sociale. La croissance économique est en berne, elle n’atteindra en 2015 pas le 1 % officiellement escompté. Dans ce contexte, l’antagonisme entre le syndicat Union générale du travail tunisien (UGTT) et la fédération patronale UTICA (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat) – ironiquement tous les deux lauréats du Nobel – s’aigrit autour de négociations salariales dans le secteur privé. Des grèves et mouvements sociaux éclatent ici et là, notamment dans le bassin minier traditionnellement rebelle de Gafsa, où le printemps a été chaud. Pour ajouter à la confusion, le gouvernement dirigé par le parti Nidaa Tounes – écartelé entre son aile droite et son aile gauche – peine à élaborer un plan de réformes économiques cohérent, au grand dam de bailleurs comme le Fonds monétaire international (FMI).
Dans ce climat morose, deux périls ont émergé en 2015. Le premier a été l’apparition d’un terrorisme djihadiste résolu à frapper dans le sang l’image internationale de la Tunisie, avec l’objectif évident de plonger le pays dans un chaos général. Les attentats visant le Musée du Bardo à Tunis (le 18 mars) puis un hôtel de Sousse (le 26 juin), qui ont causé la mort de 59 touristes étrangers, ont illustré cette nouvelle menace. L’Etat tunisien, déjà confronté au flottement de son appareil sécuritaire après la révolution, est apparu d’autant plus dépassé par les événements que les effets de contagion de la guerre dans la Libye voisine ajoutaient à son impuissance. Ces attentats sont survenus à un moment où la mouvance djihadiste tunisienne était en pleine recomposition : des cellules liées à la branche libyenne du groupe Etat islamique (EI) montaient en puissance dans un paysage jusque-là dominé par le groupe Okba Ibn-Nafaa, émanation d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) opérant à partir de la frontière algérienne.
Le second péril qui menace les acquis du « printemps » de 2011 tient précisément à la réponse sécuritaire de l’Etat à ce défi djihadiste. S’appuyant sur une opinion tunisienne tentée par des méthodes à poigne, le gouvernement a inspiré une série de projets de loi dénoncés comme « liberticides » par les organisations des droits de l’homme. Certains ont été abandonnés devant la controverse, d’autres ont été adoptés par l’Assemblée, tel le projet de loi « antiterroriste » voté en juillet.
A ce nouvel arsenal législatif s’est ajouté la proclamation de l’état d’urgence le 4 juillet après l’attentat de Sousse, un dispositif d’exception qui a permis à la police de limiter dans certaines circonstances la liberté de manifestation. Certes, cet état d’urgence a été levé début octobre, mais l’épisode a laissé un goût amer aux militants des droits de l’homme. Le sentiment prévaut dans certains milieux que des segments de l’Etat liés à l’ancien régime mettent à profit la crispation sécuritaire ambiante pour reprendre des positions perdues après la Révolution. « L’Etat profond est de nouveau à la manœuvre » dénonce ainsi Sihem Bensedrine, la présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD) dont le mandat de mettre en œuvre la « justice transitionnelle » rencontre bien des obstacles politico-administatifs. Ainsi, Amna Guellali, représentante de Human Rights Watch (HRW) à Tunis, se félicite-t-elle de ce prix Nobel, mais à la lumière de la menace diffuse planant sur les acquis de la révolution : « Ce prix Nobel rend hommage au rôle de la société civile tunisienne dans le maintien de la paix au plus fort de la crise de 2013. C’est important à un moment où cette même société civile est de plus en plus attaquée par des dérives sécuritaires ».
Reste que ce prix Nobel réveille un vif espoir en Tunisie. Nombreux sont ceux qui y voient une réhabilitation d’une trajectoire historique unique en passe de dérailler, et donc un levier pour en redresser le cours. « Cela est bon pour le moral des Tunisiens après cette année passée dans la grisaille, commente Mokhtar Trifi, le président d’honneur de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Espérons que le monde, dont les projecteurs se braquent à nouveau sur notre petit pays, va prendre conscience que nous avons aussi besoin de son aide pour poursuivre l’œuvre entamée ».