Avec Emmanuel Macron, le professeur de droit devra parler économie et évoquer le passé franco-tunisien comme l’avenir de la Libye.
Tunis
Beaucoup s’interrogeaient sur le premier voyage en Europe de Kaïs Saïed: Bruxelles, Berlin ou Paris? Élu en octobre dernier sur la base d’une politique tournée vers les pays arabes, le président tunisien s’ancre finalement dans la tradition diplomatique de son pays: il sera en France ce lundi pour une visite de travail de 24 heures, où il verra notamment en tête-à-tête Emmanuel Macron. Un voyage important pour les relations bilatérales avec son premier partenaire économique, mais aussi pour la politique intérieure tunisienne, Kaïs Saïed devant prouver qu’il est le maître de la diplomatie tunisienne alors que le président du Parlement, l’islamiste Rached Ghannouchi (Ennahdha), semble marcher sur ses plates-bandes.
Lors de la campagne électorale, Kaïs Saïed avait laissé entendre que sa politique étrangère se focaliserait sur les pays arabes, la situation en Palestine étant au cœur de ses discours. Il a donc surpris en acceptant, le 5 juin, l’invitation du président Macron. Le palais de Carthage s’en défend: «La visite en France, ayant été programmée en avril, avant le confinement. Après son voyage officiel en Algérie, le président va en France. Il envoie ainsi un message clair: la Tunisie est au Maghreb mais aussi en Méditerranée.»
Au cœur de cette visite, l’économie tunisienne, fortement touchée par le Covid-19 et six semaines de confinement général. Les analystes redoutent une escalade du chômage, de 15,1 % à 20 %. Alors que les médias tunisiens évoquent une aide avec des «montants additionnels conséquents» de la part de la France, premier partenaire économique, le palais présidentiel préfère souligner que «le président tunisien est dans l’échange. Il veut instaurer une relation donnant-donnant dans un rapport d’interdépendance.» Le fait que la Tunisie, qui a reçu différents dons de pays européens pendant la crise du coronavirus, ait envoyé des médecins en Italie est cité comme exemple.
La crise du voisin libyen sera également au menu des discussions. Alors que Paris penche pour le maréchal Haftar, qui connaît des revers ces dernières semaines, Tunis s’est toujours montré prudent. «Kaïs Saïed va réaffirmer la position tunisienne qui consiste à être alignée avec la communauté internationale et à dénoncer les interférences étrangères. La Tunisie n’a aucun intérêt à prendre parti pour un clan plutôt qu’un autre. Elle doit rester équidistante pour s’assurer une bonne place à l’avenir», estime Selim Kharrat, de l’ONG al-Bawsala qui observe la vie publique.
Un discours populiste
L’affaire de la motion demandant des excuses à la France pour la période coloniale, étudiée à l’Assemblée de Tunis le 10 juin, est un autre point sensible. Finalement rejetée, elle avait été proposée par la coalition islamiste Karama (dignité) qui avait appelé à voter Kaïs Saïed. Carthage a préféré le silence à ce sujet. Lors de sa campagne, Kaïs Saïed s’était borné à déclarer à propos de la France: «Nous avons un destin commun en tant que voisin. Dépassons les moments tumultueux pour écrire une nouvelle histoire ensemble.» Alors qu’on dit que Kaïs Saïed n’est pas un grand francophile, Selim Kharrat relativise: «Je ne pense pas qu’il ait quelque chose à reprocher à la France. Il a seulement un discours populiste qui verse parfois dans le French bashing.» Le palais rappelle que le prochain sommet de la Francophonie aura lieu à Djerba en 2021, tout en précisant qu’il se déroulera «dans un univers multilingue pour prouver la conciliation entre nos différentes racines et notre culture.»
Cette visite sera aussi l’occasion pour le néophyte président tunisien de s’afficher sur la scène diplomatique. Son prédécesseur, Béji Caïd Essebsi (mort en juillet 2019 dans l’exercice de ses fonctions), était rompu aux relations internationales. Kaïs Saïed semble plus préoccupé de politique intérieure, mais a tout de même effectué le «ménage», limogeant notamment l’ancien ministre des Affaires étrangères, l’ambassadeur et le consul général tunisiens de Paris, à la surprise générale. Cette visite en France n’est que son troisième voyage après le sultanat d’Oman (en janvier à l’occasion du décès du sultan) et l’Algérie en février. L’ancien professeur en droit constitutionnel n’a participé à aucun sommet international. Ce qui a laissé le champ libre à ses adversaires.
Le président islamo-conservateur de l’Assemblée, Rached Ghannouchi, semble ainsi mener depuis quelques mois une diplomatie parallèle. En janvier, il a été reçu par le président turc Erdogan. Il a également participé à une conférence organisée par le Qatar avec des Frères musulmans et s’est entretenu avec le premier ministre libyen Fayez al-Sarraj, pour le féliciter de ses victoires obtenues avec le soutien de la Turquie. De quoi agacer le palais de Carthage. Le 23 mai, Kaïs Saïed a mis les choses au clair: «Il y a un seul et même président à l’intérieur et à l’étranger.»