Selon nos informations, les services secrets français disposaient d’excellents renseignements sur l’insurrection du groupe de sécurité privé russe, bien avant qu’elle n’ait lieu fin juin
Un mois après le coup d’éclat contre Moscou d’Evgueni Prigojine, patron du groupe Wagner, la situation politique n’est toujours pas stabilisée en Russie, où le pouvoir de Vladimir Poutine est fragilisé. Les services de renseignements occidentaux, dont la DGSE, suivent l’évolution de cette situation.
AU MILIEU DE LA FOULE d’invités qui se pressent ce 13 juillet dans les jardins de l’Hôtel de Brienne pour la traditionnelle réception du ministère des Armées, plusieurs visages s’illuminent un court instant. C’est le cas de celui de Bernard Emié, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE), le patron des services secrets. Au milieu de son discours aux Armées, Emmanuel Macron vient en effet de glisser une petite phrase. Rares sont ceux qui y prêtent attention, mais pour ceux qui savent, elle a valeur de félicitations publiques.
Le président de la République salue « l’efficacité de nos services de renseignement » – un grand classique – puis ajoute : « Nos partenaires nous respectent et ils ont encore récemment salué la qualité des informations françaises. » Le chef de l’Etat n’en dira pas plus. C’est secret-défense.
L’Opinion est aujourd’hui en mesure de révéler que le président de la République évoquait alors l’un des plus grands succès du renseignement extérieur français en Russie, depuis très longtemps. Il concerne la mutinerie d’Evgueni Prigogine des 23 et 24 juin dernier. La DGSE a en effet tenu les autorités françaises au courant de ce que le propriétaire du groupe Wagner préparait. Si le Washington Post a révélé que les agences de renseignement américaines savaient « depuis la mi-juin » qu’un coup se préparait, les services français connaissaient, eux, l’existence d’un tel « projet » bien en amont. Selon nos informations, les services américains ont même félicité leurs « partenaires » français.
Peloton de tête. Interrogée par l’Opinion, la DGSE n’a souhaité ni confirmer ni démentir nos informations. C’est la règle pour toutes ses opérations, par nature clandestines. De son côté, le ministre des Armées Sébastien Lecornu, autorité de tutelle de la DGSE, « salue l’ensemble de nos services de renseignement » pour la « qualité des informations », ajoutant que « les récents événements nous rappellent l’impérieuse nécessité d’investir pour rester dans le peloton de tête, comme le prévoit d’ailleurs la Loi de programmation militaire ».
Pour sa part, l’Opinion a tenu également à préserver une partie de ses informations pour ne pas compromettre l’action des services français.
Si la DGSE a été « largement en avance » sur la mutinerie de Prigojine, c’est le résultat d’un investissement de long terme sur le groupe Wagner, à cause des activités « antifrançaises » de celui-ci en Afrique. D’abord en République centrafricaine (RCA) à partir de 2018, puis au Mali en 2021. La France a récolté en Russie les bénéfices de son intérêt pour l’Afrique. Jusqu’à l’invasion russe de l’Ukraine, le groupe Wagner était, au sein de la communauté occidentale du renseignement, « le problème des Français ». Seuls les Américains s’y intéressaient, mais de plus loin. Avant même le 24 février 2022, la DGSE avait, par exemple, constaté ce que tout le monde sait aujourd’hui : l’importance des désaccords entre le groupe Wagner et le ministère russe de la Défense.
Capteurs. Face à la menace de Wagner en Afrique, la DGSE a donc fait son métier : mettre en place des « accès ». Difficile d’en dire plus. Lors d’une audition à l’Assemblée nationale en avril dernier, le directeur de la DGSE, Bernard Emié, expliquait toutefois : « Nous disposons pour accomplir nos missions d’une organisation unique, d’un modèle dit “intégré” qui regroupe sous une seule autorité une combinaison de moyens clandestins de recueil de renseignements. Ces moyens sont à la fois humains – la recherche de sources –, techniques – les interceptions sous toutes leurs formes – et opérationnels – les capacités d’entrave. »
Boulevard Mortier, au siège de la DGSE, l’affaire était suivie en permanence par l’un des sept « centres de missions » mis en place par la réforme de novembre 2022. L’un d’entre eux, dont l’appellation même est secrète, s’occupe spécialement de la Russie. A la manière de ce que fait la CIA, il s’agit de faire travailler en plateau des personnels issus des différentes directions du « Service ». Auparavant, une cellule de crise ad hoc aurait été créée.
Les choses s’accélèrent à partir du 10 juin, deux semaines avant le coup de Prigojine. Ce jour-là, le ministre de la Défense russe Sergueï Choïgou lance un ultimatum au patron de Wagner, comme à toutes les autres sociétés militaires privées (SMP) : rentrez dans le rang d’ici au 1er juillet. Les mercenaires, qualifiés de « détachements de volontaires », sont appelés à signer un contrat avec le ministère de la Défense.
Pour Prigojine, qui multiplie depuis des mois les critiques et les insultes contre le ministre et le chef d’état-major, le général Guerassimov, c’est inacceptable. La mécanique s’emballe. Le Kremlin se doute de quelque chose puisque la Garde nationale (Rosgvardia), une force de sécurité intérieure, est mise en alerte le 19 juin, quatre jours avant la mutinerie. Au même moment, Boulevard Mortier à Paris, les membres du « centre de missions » sur la Russie sont invités à ne pas prendre de week-end…
Le coup d’éclat de Prigojine débute le vendredi soir pour s’achever le samedi en fin de journée. Le déroulé des événements est suivi en direct par les services français, en étroite coopération avec leurs principaux partenaires.
Cet épisode est un succès important pour la DGSE. Il est vrai que, concernant la Russie, elle n’en avait pas beaucoup en magasin. Les services français n’ont jamais été très bons sur la Russie. Le dernier exploit remonte à l’affaire Farewell, au début des années 1980, avec le recrutement d’un agent du KGB, Vladimir Vetrov. Mais c’était les policiers de la DST (aujourd’hui DGSI) qui avaient réussi le coup, pas le SDECE, devenu DGSE en 1982.
Le Kremlin se doute de quelque chose puisque la Garde nationale est mise en alerte le 19 juin, quatre jours avant la mutinerie. Au même moment, Boulevard Mortier à Paris, les membres du « centre de missions » sur la Russie sont invités à ne pas prendre de week-end…
« Ce n’était pas fameux », se souvient un ancien de la DGSE, jadis très impliqué dans ces affaires. « L’Est n’a jamais été la priorité de la boîte, même sous Alexandre de Marenches [Directeur du SDECE de 1970 à 1980]. C’était un vague souci périphérique, lâchement délaissé à partir du moment, vers 1992, où le mot d’ordre a été : Plus de guerre froide, fin de l’inimitié, ne pas gêner le business. »
« Wake up call ». Un an avant la Révolution du Maïdan en Ukraine, la DGSE avait même fermé son poste à Kiev, par souci d’économie. La priorité était alors à la lutte contre le terrorisme djihadiste. Notre interlocuteur ajoute : « L’attention et la vigilance accordées à la Russie ont assurément connu une recrudescence depuis la guerre d’Ukraine. » Le « wake up call » (sonnerie de réveil) date effectivement de septembre 2021, lors des grandes manœuvres militaires russes Zapad, préalables à l’invasion.
« La Boîte suit les impulsions qui viennent du sommet de l’Etat, où l’on s’émeut du risque d’une perte d’influence en Europe », poursuit cet ancien. « Elle le fait d’autant plus qu’elle n’a peut-être pas brillé en ne prenant pas au sérieux la menace d’invasion de l’Ukraine. Dans l’hypothèse où elle aurait eu les infos et qu’elle ne se soit pas alors auto-censurée, la DGSE n’a pas réussi à convaincre en haut lieu. » L’Opinion peut confirmer que, lors du conseil de défense tenu à l’Elysée la veille du 24 février, l’hypothèse d’une attaque russe était encore repoussée, au motif que « l’Ukraine était un trop gros morceau pour la Russie ».
Dans un entretien récent à un hors-série du Point sur « les espions », Bernard Emié justifie l’action de la DGSE : « Si nous avons pu diverger dans nos analyses, nous avions le même degré d’information » que les Américains. Mais contrairement à la CIA, la DGSE n’a alors rien dit : les autorités françaises « étaient encore dans une phase de négociations et de dialogue » avec la Russie, expliquet-il, ajoutant : « Nous réservons nos analyses et nos renseignements consolidés au président de la République et aux principaux décisionnaires au sein de l’exécutif ».
Revenons au 23 et 24 juin 2023. Que cherchait donc Prigojine en se lançant dans cette mutinerie ? A obtenir un arbitrage favorable de Vladimir Poutine, avec lequel il est en contact personnel et régulier. Depuis des semaines, il voulait la tête de Choïgou et de Guerassimov, mais également obtenir une reconnaissance légale des sociétés militaires privées, officiellement toujours interdites en Russie… Or, le président russe refusait – ou n’était pas en situation – de choisir entre les clans qui s’affrontent au sommet du pouvoir.
La suite est connue : Prigojine s’empare de Rostov, où se trouve l’état-major des opérations en Ukraine, puis fonce vers Moscou, sans rencontrer beaucoup de résistance. Le patron de Wagner a des complices dans l’armée et les services de sécurité, mais une partie de ses propres cadres ne sont pas forcément enthousiastes, passé les premières heures…
L’épopée se termine piteusement. A Moscou, la peur a toutefois régné durant quelques heures. Des familles de dirigeants ou d’oligarques commençaient à préparer leur fuite, alors que la colonne de Wagner se dirigeait vers la capitale. Le président biélorusse Alexandre Loukachenko a joué un rôle important dans l’issue de cette crise. Depuis lors, Evgueni Prigojine, bien qu’affaibli, est toujours en liberté, y compris sur le sol russe, et reste en contact avec Vladimir Poutine.
Cette affaire révèle la nature du régime russe. « Ce n’est pas un Etat comme les nôtres, mais un système mafieux avec des liens d’argent, estime-t-on désormais dans de nombreux cercles officiels à Paris. Un système où seule compte la relation avec le chef, le Parrain. » Prigojine est lui-même « un gangster », qui a fait neuf ans de prison dans les années 1980. Il parle comme un charretier, avec un argot tout droit venu de la pègre et des prisons.
Même s’il a échoué, son coup de force a fragilisé le maître du Kremlin. « Vladimir Poutine ne fait plus peur, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. Et quand un dictateur ne fait plus peur, il est affaibli, mais le régime reste résilient. » Ces analyses des cercles du pouvoir ont nourri la réflexion du chef de l’Etat, telle qu’il l’a exprimé lors du récent sommet de l’Otan à Vilnius : « La Russie est fragile politiquement et militairement. Elle a montré ses premiers signes de division ».
Grâce à la DGSE, le président Macron a sans doute été l’un des premiers dirigeants occidentaux à le savoir, « en renseignement ». Cela valait bien un compliment public, fût-il discret.
@jdomerchet