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Le « poète national palestinien » n’est devenu un écrivain universel qu’en se libérant de l’assignation à défendre la « cause palestinienne ».
Après la guerre de 1948, après celle de Suez en 1956, après la guerre des Six-Jours en 1967, faisant suite à celle d’usure, toujours en 1967, après la guerre du Kippour en 1973, après la première guerre du Liban en 1982, et la seconde guerre du Liban en 2006, après chaque guerre « arabe », un homme s’avance vers une tribune haute.
Il néglige du regard la salle remplie d’auditeurs attentifs, on entend la respiration, le moment de tension avant qu’il élève la voix. L’homme est un poète « arabe ». Il prend son temps, car ce moment se situe hors de l’Histoire. Il participe du même récit arabe, éternel, figé, exemplaire, mythique : cet instant où le poète vient convertir la perte et l’enrichir d’un deuil sublimé.
C’est un jeune homme beau, élégant, et au visage grave et exalté simultanément, comme il en émerge, dans le marbre ou le théâtre, du cœur des grandes tragédies. Il se plonge dans ses feuilles et récite le « Poème », et la salle s’électrise, rejoint les ancêtres et les blessures intimes et collectives, la véritable histoire intérieure « du peuple ».
Géographie onirique
Le poème, le chant « épiphanise » le poète. Le même depuis des siècles, depuis la chute de Grenade, en 1492, et le début de l’affliction unanime dans le monde arabe. Que ce poète s’appelle Mahmoud Darwich, Al-Bayati, Nizar Kabbani, il est le même. Dans la scène arabe totémique, le poème demeure plus proche de l’oraison ou du chant que de la métrique de l’écrit.
Il participe du tableau inaugural et sa voix possède presque toujours les accents de la perte, de la nostalgie élevée en palais sonores. Depuis des décennies, la défaite des armées arabes face à Israël et la prétendue perte de Grenade, ou de Bagdad, ou de Jérusalem, qui les résume toutes sont les thèmes lyriques fondamentaux.
Les armées, vaincues, s’alignent dans l’élégie ; le panarabisme devient une ruine romaine que l’on revisite, et le poète, le rapporteur de la vie après la mort. Le poète arabe, de décennie en décennie, se lamente sur la perte de l’empire du monde, de l’emprise sur le monde.
Et, dans cette géographie onirique, la « cause palestinienne » devient le fétiche absolu. On y retrouve la patrie perdue, la défaite musulmane, l’empire révolu, le remake de la colonisation occidentale, la vocation prophétique close, le creux du corps féminin, l’injustice du sort ou le destin de la victime.
Un aveu révolté et interdit
Tous les poètes « arabes » se veulent « palestiniens » aujourd’hui. Sauf les plus grands poètes palestiniens. Face à cette injonction, une figure de proue palestinienne comme Elias Sanbar, dans son Dictionnaire amoureux de la Palestine (Plon), rapporte qu’un jour Mahmoud Darwich « laissa bouche bée un journaliste qui lui demandait pour conclure : “Quand serez-vous vraiment libres ?”, en répondant : “Quand nous serons libérés de la Palestine” ».
Et Elias Sanbar de toucher alors du doigt le paradoxe du poète arabe : il se veut universel quand il est palestinien, et il se proclame palestinien lorsqu’il est seulement arabe.
Lisons les entretiens de Darwich (1941-2008), notamment La Palestine comme métaphore (Actes Sud), pour saisir chez lui cette passion secrète, souvent muette, parfois colérique, et qui fuse comme un aveu révolté et interdit : la volonté d’universalité, de renaissance dans l’humanité. Lui qui refusa le ghetto du vaincu et le ghetto du vainqueur osera le mea culpa secret : « Je n’accepte pas d’être exclusivement perçu comme palestinien. »
Dans une série d’entretiens apparaît cette secrète conquête dont il rêvera et qui pour les autres sera toujours trahison. « Finalement, en ce qui me concerne, je me plains moins de la critique en tant que telle que de l’acharnement de certains à me “caser” systématiquement dans le dossier “cause palestinienne”. »
La bousculade des poètes dits « arabes »
D’où lui vient cette révolte ? D’un constat intime : « Je demeurerai privé d’une lecture innocente. » Car Darwich, dans sa métaphore la plus ample, se présente, à grands cris, comme un Troyen. Une ville de Troie où le cheval de bois galope hors les murs. Là où Hélène est une mère, une fille, une amante, et où la guerre est un rite très ancien de perte et de fécondation.
Sa revendication, en pointillé, de ce statut homérique est amusante, constante, épique. On y lit ce que l’on n’ose dire dans le monde « arabe » : la Palestine n’est pas libre. Ni des Israéliens, ni des Arabes, ni des musulmans, ni des imaginaires des autres. Ce territoire est occupé par tous, même par la bousculade des poètes dits « arabes ».
On aboutit à cette conclusion monstrueuse et « antinationaliste » : là où Darwich se rêvait universel, les poètes « arabes » de partout se pressent dans la « Palestine magique » pour y déclamer le monde perdu et convertir l’impuissance à vivre le monde en puissances oratoires.
On saisira alors pourquoi les poètes arabes les plus « palestiniens » s’appellent Nizar Kabbani ou Al-Bayati et que le moins palestinien d’entre eux demeure le « poète national », le Palestinien par excellence, Mahmoud Darwich.
Se libérer du victimaire
Sur cette question étonnante, un ami, brillant écrivain algérien arabophone, aujourd’hui en exil en Europe, me répondit ceci : « Depuis Ghassan Kanafani, aucun roman ne s’écrit en Palestine sans l’image de la victime. Depuis Darwich ou Samih al-Qâsim en poésie, le Palestinien écrit comme s’il était Jésus lui-même, comme si ses souffrances étaient l’épreuve qu’il endure à la place des autres. La littérature palestinienne n’arrive pas à sortir de l’image de la victime, alors qu’en face des écrivains israéliens ont réussi à se désengager de l’image du Juif victimaire, comme chez Amos Oz ou David Grossman. Le plus étrange, donc, est de voir que ceux qui ont le mieux écrit sur la Palestine ne sont pas palestiniens, comme Nizar Kabbani, un Syrien, ou bien Elias Khoury, un Libanais qui a écrit le plus grand roman sur la Palestine, La Porte du soleil. »
Ceux qui écrivent aujourd’hui de la poésie, me précise cet ami, reconduisent le piège qui entrave leur talent : la palestinisation perpétuelle du thème profond, le « nationalisme ».
Mahmoud Darwich, lui, se libéra du victimaire pour accéder à la littérature, mondiale, universelle, en payant, peut-être, le même prix-être qu’un Homère : il n’eut pas de fils, pas de descendants. « Mahmoud Darwich a, sa vie durant, été habité par le désir de composer l’autre face de l’Iliade, de récrire la grande épopée composée, il en était convaincu, par ceux qui avaient été battus et dont le poète s’est perdu », rapporte Elias Sanbar.
Coulé dans le béton monumental de la « nation »
Dans ce même Dictionnaire amoureux, il avance, pour expliquer ce choix du genre, la théorie de la poésie comme nomadisme, légèreté du bagage, preuve de la dépossession, clandestinité et économie des moyens. Il faut de la terre pour faire un roman, semble-t-il soutenir par son propos, donc une patrie.
Mais sa thèse peut s’étendre et s’inverser : on préfère la poésie dans le monde « arabe » pour cette raison. En effet, elle sied, comme une coquetterie, au sort de l’exproprié (de l’empire du monde, de l’âge d’or abbasside, de la puissance d’autrefois…), elle collabore au victimaire, à la caravane imaginaire…
On proclama bien sûr Darwich « national », et on le coula dans le béton monumental de la « nation », mais il faut toujours le lire comme une entreprise d’évasion hors du sort unanime, au-delà de l’ombre du drapeau et de l’assignation. « Si un poète national est un représentant, eh bien, je ne représente personne », répondra-t-il un jour.
Lucidité, enthousiasme et foudre du génie
Est-ce important de le rappeler aujourd’hui ? Oui, car Darwich n’a pas eu d’enfants à cause de ce concubinage avec l’universel et à cause de son refus du repli sur soi, sur les siens. « L’homme qui est en harmonie parfaite avec sa société, sa culture, avec lui-même, ne peut être créateur », résume le poète avec un incroyable courage dans ce monde dit « arabe ».
C’est ce qu’on lui refuse encore et toujours : sa lucidité, que l’enthousiasme, l’agacement ou la foudre du génie ont parfois accompagnée. Le grand malheur de Darwich est peut-être à saisir dans ce nœud : il rédigea le fameux poème « Inscris !/Je suis arabe… » (« Carte d’identité »), et le monde arabe trouva en lui son poète de confirmation, celle d’une identité utopiste et onirique.
Plus tard, Darwich écrivit pour le monde, mais c’était presque trop tard. Aujourd’hui, tout poète arabe veut incarner Darwich alors que Darwich s’est voulu justement universel, si peu arabe, et si peu, si fortement, palestinien pour précisément désenclaver un peu sa Palestine native.
Pour la libérer des millions de faux libérateurs, des millions d’applaudissements dans les salles de l’oraison délicieuse. C’est toute la dramaturgie de la Palestine dans le monde dit « arabe » : on veut qu’elle soit de la responsabilité du monde entier, tout en la servant comme une cause exclusivement arabe et confessionnelle.
Pour finir, écoutons Darwich : « Si un écrivain parvenait / À une brève description des fleurs d’amandier, / La brume se rétracterait des collines / Et un peuple dirait à l’unisson : / Les voici, les paroles de notre hymne national ».