« L’homme est un loup pour l’homme. »
Plaute
Il fut un temps, celui du nationalisme de jadis, où les foules arabes déferlaient dans la rue avec une facilité déconcertante pour dénoncer l’impérialisme, le colonialisme ou pour défendre les droits spoliés du peuple de Palestine. Ces mêmes foules auraient-elles épuisé leur capital d’énergie et de mobilisation ? Jamais, dans leur histoire, les peuples arabes n’ont plié sous autant de répression, n’ont été assujettis par des régimes liberticides qui, au nom même d’un discours idéologique révolutionnaire, se sont transformés en des dynasties inamovibles d’autocrates et de dictateurs.
On est surpris par la relative apathie de ces foules face aux grands problèmes de l’heure. Qui proteste en faveur de Jérusalem et de ses lieux saints ? Qui se mobilise en faveur de l’interminable calvaire des Palestiniens ? Qui proteste contre les massacres perpétrés contre les chrétiens d’Égypte et d’Irak ? Qui soutient en public le peuple admirable d’Iran qui ose braver le régime qui l’opprime ?
Récemment, un politicien libanais avait maladroitement établi une comparaison, aux sous-entendus politiques lourds de significations, entre la Passion de Jésus Christ au calvaire et les épreuves douloureuses de l’imam Hussein sur le champ de bataille de Kerbala. Il voulait sans doute justifier ses choix partisans dans la rivalité qui oppose actuellement l’islam sunnite à l’islam chiite. En proclamant la similitude entre les souffrances du Christ et celles de l’imam Hussein, il voulait probablement inciter les Libanais chrétiens à le suivre, en se faisant les champions de la thèse chiite radicale telle que l’incarne le néoempire perse. Hélas pour lui, la religion n’a jamais constitué le fondement de l’unité politique. L’Europe très chrétienne a été un abattoir pour ses fils durant de longs siècles. Les peuples musulmans se sont livré des guerres impitoyables et continuent à le faire.
Néanmoins, la comparaison entre Jésus et Hussein demeure valable dans le cadre d’une approche uniquement symbolique où tant l’un que l’autre peuvent jouer le rôle d’archétypes et donc permettre une lecture d’une situation actuelle donnée. En effet, Jésus en croix est le symbole de tout homme qui ploie sous l’épreuve, de tout innocent qui est victime du tragique de l’histoire. De même, l’imam Hussein peut être le symbole de tout homme opprimé par la tyrannie et la violence politique.
Aujourd’hui, la figure la plus proche de celle de Jésus-Christ ou de celle de l’imam Hussein, ce sont tous les damnés de la terre, tous les opprimés du monde. C’est le peuple de Palestine, mais c’est aussi celui de Haïti. Ce sont les innocents du Darfour qu’on massacre ainsi que les chrétiens d’Égypte ou d’Irak. Ce sont les peuples de l’Orient arabe qui acceptent sans sourcilier, au nom de la fallacieuse rhétorique de la « résistance », les pires atteintes aux libertés et à la dignité humaines. L’imam Hussein ou Jésus-Christ à Beyrouth, ce sont les habitants de Beyrouth et de la Montagne qui ont dû subir la violation de leurs biens et de leurs personnes par des hommes cagoulés un certain 7 mai 2008. Jésus et Hussein sont autant de figures oubliées qui croupissent dans les geôles syriennes sous la bonne garde d’un régime à qui les grands de ce monde sont disposés à offrir le Liban. Hussein s’appelle aussi Samer Hanna, ce jeune militaire innocent tué à bout portant en accomplissant son devoir.
Aujourd’hui, on peut surtout rencontrer l’imam Hussein à Téhéran, à Chiraz ou Ispahan, sur le visage de tout homme et de toute femme libres d’Iran qui osent affronter le régime qui les opprime. Aujourd’hui, le bourreau de l’imam Hussein s’appelle Ahmadinejad à Téhéran ; il opprime et tue au nom même de l’imam Hussein. Aujourd’hui, le champ de bataille de Kerbala, ce sont les rues de Téhéran, ce sont les toits de Téhéran desquels monte, chaque nuit, le cri immense de la liberté d’un peuple.
Aujourd’hui, à Beyrouth, la figure de Jésus et celle de Hussein se reflètent le mieux sur le visage de tous les Samir Kassir et de tous les Gebran Tuéni du pays et non sur celles des hommes en cagoule qui terrorisèrent la population civile le 7 mai 2008.
Il ne suffit pas de porter l’étiquette de chrétien ou de chiite, de suivre des rituels qui se ressemblent pour incarner l’image de l’opprimé. Les victimes d’Auschwitz et de Treblinka sont aujourd’hui les bourreaux des Palestiniens. Les Libanais chrétiens et chiites, unis dans des rituels doloristes semblables, n’échappent pas au même constat du réalisme le plus ordinaire. Si jamais ils furent Jésus ou Hussein, victimes d’un oppresseur quelconque, ils peuvent être aujourd’hui Judas, Ponce Pilate, Muawiya, Omar, Staline ou Hitler en vertu de l’élémentaire nature humaine.
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Beyrouth