En avouant publiquement, fût-ce par un communiqué laconique de son service de presse, son embarras à assumer ses responsabilités constitutionnelles et former l’équipe gouvernementale que lui avait proposée le Premier ministre désigné Saad Hariri, le président Michel Aoun ouvre de facto une crise de régime.
Oui, mais de quel chapeau de magicien allait-on sortir le fameux portefeuille exigé par le guide suprême ? Est-ce de la part réservée au président de la République ou bien de celle qui relève du Premier ministre ? On aura constaté, en passant, que nul n’a trouvé insultant ou dégradant pour un futur ministre de se voir confiner au rôle subalterne de n’être qu’une parcelle de la part de telle ou telle chefferie tribale. Il ne suffit apparemment pas d’être sunnite, ou chiite, ou maronite, etc., au doux pays des confessions et des sectes, dont la seule évocation entraîne, chez les esprits dotés de bon sens, une nausée incontrôlable. Si cet unique portefeuille de la Brigade des Six est « sunnito-haririen », le Premier ministre aurait bu ainsi jusqu’à la lie le calice de l’humiliation suprême qu’on lui fait ingurgiter depuis de longues années, à la plus grande jubilation de ceux qui ont assassiné son père et leurs bruyants alliés minoritaires.
Par contre, si ce même portefeuille est sunnito-aouniste, le président de la République perd ipso facto le droit de veto que lui conférerait le nombre magique de 11 ministres sur 30 (soit le 1/3 + 1), épée de Damoclès que le président « fort » et « chrétien » tiendrait suspendue au-dessus de la tête de tous ses adversaires, comme jadis avant les accords de Taëf tant honnis par les affidés des mollahs de Téhéran et leurs comparses. Le guide suprême de la future « République islamique du Liban », Hassan Nasrallah, a ainsi lancé dans la mare aux crapauds de la politique libanaise, un pavé de taille. Pour ne pas apparaître comme l’unique auteur du blocage du gouvernement, il a contourné le problème en le ramenant à une vulgaire querelle entre un président chrétien-maronite de la République et un Premier ministre musulman sunnite.
Cela fait des décennies que les Libanais se laissent naïvement piéger par de telles manœuvres dont ont usé et abusé les Assad père et fils à l’époque de l’occupation syrienne, et qui continuent à prouver leur efficacité tant la notion de l’identité citoyenne passe au deuxième plan aux yeux de bon nombre de Libanais, victimes d’un état pathologique d’hallucinose qu’entraîne l’obsession de la maladie identitaire. Jamais, depuis l’époque ottomane, la fusion grégaire au sein du groupe confessionnel n’a pris de telles dimensions inquiétantes.
Bref, le président de la République, ne comprenant pas pourquoi Saad Hariri ne se conforme pas à la formule qu’on lui impose sous la contrainte, a laconiquement déclaré via son service de presse : « Si le blocage de la formation du gouvernement se maintient, il est tout à fait naturel que le président de la République confie cette affaire à la Chambre des députés afin de pouvoir se doter d’une décision sur des bases solides ( ) ».
On croit rêver. On a déjà tout vu en matière de violation de la Constitution au Liban, mais jamais un président de la République n’a publiquement avoué son incapacité, ou son refus, d’appliquer ses propres prérogatives constitutionnelles. Nul n’aurait jamais osé imaginer que viendrait le jour où le premier magistrat du pays, l’homme qui est le seul à prêter serment sur la Constitution, le chef de l’exécutif qui s’est engagé devant les représentants de la nation à défendre, au prix de sa vie s’il le faut, la Constitution du peuple libanais, que ce même homme ferait comme si la Constitution n’existait pas et irait chercher une autre légitimité dans les compromis politiques et non dans le respect de la procédure constitutionnelle dont il demeure le gardien suprême.
Le président Aoun est gêné par le blocage gouvernemental ? Pourquoi ? Il détient pourtant le pouvoir de former une équipe ministérielle sur-le-champ. Il lui suffit de signer le décret de nomination. Pourquoi ne le fait-il pas conformément à son rôle d’arbitre suprême, au-dessus de la mêlée ? Est-ce parce qu’il craint d’appliquer la Constitution et de mettre en œuvre ses propres pouvoirs régaliens ? Cela risquerait de fâcher quelqu’un ? Qui ? S’il en est ainsi, nous sommes en droit de nous poser la question de savoir si les couloirs du palais de Baabda ne sont pas emportés par les bourrasques d’une crise de régime qui risque de nous précipiter dans l’inconnu.
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