Par Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant)
Les défenseurs du cheikh Al-Nimr redoutaient le pire depuis que les forces de sécurité saoudiennes avaient été mises en état d’alerte il y a quelques jours. Leurs craintes se sont révélées exactes. Le célèbre prédicateur chiite a été exécuté samedi 2 janvier, avec quarante-six autres personnes condamnées pour « terrorisme », dont des militants d’Al-Qaida. Sa mise à mort promet d’attiser les haines sectaires au Moyen-Orient, d’accroître les tensions entre l’Iran et le royaume wahhabite, qui se combattent déjà, par alliés interposés, en Syrie et au Yémen, et donc de nuire aux efforts, récemment relancés, pour régler ces deux conflits.
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« Je ne doute pas que ce sang pur tachera la maison [de la famille] Al-Saoud et qu’ils seront balayés des pages de l’histoire », a réagi l’ayatollah iranien Ahmad Khatami, en référence à la dynastie au pouvoir à Riyad. « Le monde islamique va exprimer son indignation et dénoncer ce régime infâme autant que possible », a ajouté le dignitaire iranien, membre de l’assemblée des experts. « Riyad paiera un prix élevé », a déclaré le porte-parole du ministère des affaires étrangères de l’Iran.
Désobéissance au souverain
Agé de 56 ans, Nimr Baqer Al-Nimr, avait été le chef de file des manifestations qui avaient ébranlé la province orientale du royaume, fief de la communauté chiite saoudienne, entre 2011 et 2012, en parallèle des « printemps arabes ». Dans ce pays qui se définit comme le gardien de l’orthodoxie sunnite, régi par le wahhabisme – une version ultrapuritaine de l’islam –, les chiites, qui sont deux millions sur une population dix-huit millions, s’estiment souvent marginalisés et harcelés par l’appareil policier.
Le cheikh Al-Nimr s’était distingué par quelques prêches provocateurs, notamment celui où il s’était réjoui de la mort du prince héritier Nayef, en 2012. Un an plus tôt, dans une autre diatribe, il avait appelé à une sécession de l’est de l’Arabie saoudite et à sa fusion avec le royaume voisin de Bahreïn, ébranlé à l’époque par la révolte de la majorité chiite contre la dynastie sunnite des Al-Khalifa. Surtout apprécié de la jeunesse déshéritée de Qatif, la capitale des chiites sur la côte est, le religieux était considéré comme un dur par rapport à d’autres religieux, plus modérés, comme le cheikh Hassan Al-Safar.
Il n’avait cependant jamais cautionné les actes de violence perpétrés à la fin du soulèvement, et de façon résiduelle depuis, par une poignée de radicaux, implantés principalement à Awamiyah, un quartier de Qatif. Une prudence insuffisante aux yeux des autorités. Arrêté en juillet 2012, Al-Nimr avait été condamné à mort en octobre 2014 pour sédition, désobéissance au souverain et port d’armes par un tribunal de Riyad spécialisé dans les affaires de terrorisme.
Mélanger opposants et terroristes
A l’époque, de nombreux observateurs s’attendaient à ce que la cour suprême cassât ce verdict préliminaire, unanimement condamné par les organisations internationales de défense des droits de l’homme. Ou bien à ce que le roi Abdallah le commuât en peine de prison à perpétuité. Mais celui-ci, mort trois mois plus tard, a été remplacé par un nouveau souverain, Salman, obnubilé par la menace iranienne – et par extension chiite –, comme l’a montré sa décision d’entrer en guerre contre les milices houthistes au Yémen, de confession zaïdite, une branche du chiisme.
Les deux super-ministres sur lesquels le roi s’appuie, son fils et vice-prince héritier, Mohammed Ben Salman, titulaire du portefeuille de la défense, et son neveu et dauphin Mohammed Ben Nayef, chargé de l’intérieur, ont par ailleurs construit leur ascension politique sur une image d’homme à poigne, inflexible. Ils pouvaient d’autant moins y renoncer qu’une rivalité feutrée les oppose. Le triumvirat en place à Riyad n’était donc pas porté naturellement à la clémence.
Les dirigeants saoudiens redoutaient probablement aussi d’être accusés de mollesse par le clergé wahhabite, l’autre pilier du royaume avec la famille Al-Saoud, qui considère le chiisme comme une branche déviante de l’islam. Une grâce du cheikh Al-Nimr serait mal passée dans les milieux les plus conservateurs du pays, alors que des dizaines de sunnites, impliqués dans des attaques revendiquées par Al-Qaida, s’apprêtaient à être mis à mort et que le royaume durcit le ton contre l’organisation Etat islamique, en annonçant la formation d’une coalition antiterroriste.
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La liste des personnes tuées samedi inclut le nom de Fares Al-Shuwail, présenté par les médias saoudiens comme un leader religieux d’Al-Qaida, arrêté en août 2004, à l’époque où l’organisation d’Oussama Ben Laden commettait de nombreux attentats dans le royaume. En exécutant le même jour à la fois des chiites et des sunnites, quitte à mélanger opposants et terroristes, le royaume espère désamorcer les critiques qui l’accusent de discriminations antichiites.
La manœuvre ne devrait pas avoir beaucoup de succès. Riyad a déjà envoyé des renforts de police à Qatif, en prévision d’une relance des troubles dans la province orientale. A Bahreïn, archipel satellite de l’Arabie saoudite, des manifestations de protestations ont commencé dans les villages chiites du sud de Manama, la capitale. La mise à mort d’Al-Nimr risque d’approfondir la défiance entre Téhéran et Riyad, au moment où le lancement de pourparlers de paix, sur le Yémen (un deuxième round de négociations est prévu pour la mi-janvier en Suisse) et sur la Syrie (une première rencontre entre pro et anti-Bachar Al-Assad est programmée pour le 25 janvier à Genève), nécessite au contraire un rapprochement entre les deux rivaux. Au Yémen, le mouvement houthiste a annoncé porter le deuil « d’un guerrier saint » exécuté « après une parodie de procès et en violation flagrante des droits de l’homme ». La coalition arabe menée par Riyad a enterré pour sa part le cessez-le-feu entré en vigueur le 15 décembre et violé à de multiples reprises depuis cette date.
Dans une déclaration à l’Agence France-Presse, Mohamed Al-Nimr, le frère du défunt cheikh, a espéré que « la voix de la modération et un règlement politique prévaudront ». Mais il est peu probable que ses mots de paix soient entendus.