«Nous ne sommes pas des infirmières bulgares.» La formule est de Walid Joumblatt, qui l’a employée dernièrement devant quelques proches pour qualifier la politique française lors de l’élection présidentielle libanaise. Ce que le chef druze sous-entendait, c’est que Nicolas Sarkozy a cherché à marquer des points sur le dos du Liban par un nouveau coup diplomatique, à l’image de celui qui avait permis la libération des Bulgares retenus en otages en Libye par le colonel Kadhafi.
Pendant que le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, se trouvait dans la capitale libanaise, du 18 au 22 novembre, pour trouver une solution à la crise qui laisse le Liban aujourd’hui sans président, le chef de l’Etat français avait envoyé à deux reprises ses proches, Jean-David Levitte et Claude Guéant, à Damas en Syrie. Leur mission était de demander au président Bachar al-Assad d’inciter ses féaux libanais, notamment le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, le président du Parlement, Nabih Berri, et le général chrétien, Michel Aoun, à ne pas mettre en danger le scrutin présidentiel.
«Roulé». Or, s’il y a bien un pays où ce genre d’initiative ne prend pas, c’est la Syrie. Résultat : des positions encore plus intransigeantes des intéressés. D’où le sentiment à Beyrouth, au sein du courant du 14 mars (la majorité antisyrienne), que Paris a fait preuve «d’amateurisme» et même que le président français a été «roulé dans la farine»par le régime syrien. Celui-ci a de quoi être satisfait : il n’a rien cédé, il a humilié la France au Liban, montrant en même temps qu’il était un partenaire incontournable.
La manœuvre française a été jugée d’autant plus sévèrement que Beyrouth n’avait même pas été informé des voyages à Damas et pas davantage, semble-t-il, Bernard Kouchner. D’où un ressentiment des dirigeants libanais de la majorité, ceux-là même que Paris est censé aider. «Non seulement, la France n’a rien obtenu de Damas, aucune garantie sur les élections, mais au Liban elle a brouillé les cartes. Au départ, l’initiative française était totalement différente de ce qu’elle est devenue», déplore le député et politologue Samir Frangié, l’une des têtes pensantes de la majorité.
Michael Young, un éditorialiste du Daily Star, le quotidien en langue anglaise de Beyrouth, est encore plus sévère. «Le 14 mars a eu le dernier éclat de rire la semaine dernière quand Bernard Kouchner et les émissaires français ont offert à la Syrie une normalisation [de leurs rapports, ndlr]en échange de son aide pour l’élection présidentielle. Cela a tout envenimé et la diplomatie française en est sortie brûlée, ce qui fait que le président Sarkozy y réfléchira désormais à deux fois avant de faire confiance à Bachar al-Assad», écrivait-il lundi.
Il y a aussi une autre dimension dans la démarche française, celle de choisir désormais Damas contre son allié Téhéran. Soit l’option inverse de celle privilégiée par Jacques Chirac. «C’est le choix de l’Europe : récupérer la Syrie pour contrer l’Iran», ajoute Frangié. Autrement dit, essayer de casser l’axe Téhéran-Damas, afin d’isoler le régime islamique et réintégrer la Syrie dans le giron des pays arabes, dits modérés, qui s’inquiètent de la montée en puissance de l’Iran, via notamment son programme nucléaire. C’est aussi le pari de George W. Bush et Damas s’est finalement rendu à la conférence pour la paix au Proche-Orient d’Annapolis, le 27 novembre.
«Simpliste».«Il y a un changement dans la politique française et même américaine, qui ont défini une nouvelle échelle de priorités. Mais notre longue expérience montre que, chaque fois que des pays amis essayent de s’ouvrir vers Damas, cela débouche sur des effets négatifs à l’égard du Liban. En réalité, les relations entre les régimes syrien et iranien sont très profondes. Ils sont alliés depuis 1982. Simpliste est celui qui croit qu’il peut changer le rôle de la Syrie. L’Iran et la Syrie ont très bien organisé leurs différences. Mais elles ne sont pas sérieuses. Même sur Annapolis, même sur les Palestiniens», renchérit le député Elias Atallah, fin connaisseur du régime baasiste. Et d’ajouter : «On ne peut pas demander aux Syriens de changer. Il faut les obliger. Leur parler d’une autre manière. Ou bien ce régime est tellement fort que les pressions ne servent à rien ou bien ce sont les pressions qui ne sont pas assez fortes. Or, les pays européens, arabes et les Etats-Unis ont donné carte blanche à la France sur le dossier libanais, mais ce poids qu’elle a acquis je ne l’ai pas senti.»
Pour les observateurs libanais, l’actuel scénario ressemble à celui de l’élection présidentielle de 1988, quand le sous-secrétaire d’Etat américain, Richard Murphy, était tombé lui aussi dans le piège de Damas. La conséquence fut plusieurs années de chaos. C’est dans ce même chaos que pourrait retomber le Liban. Si cela devait arriver, il y aurait une maigre consolation. Cette fois, Bernard Kouchner a promis de désigner les coupables.
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