Le 18 mars 2013, au terme de longues tractations, la Coalition Nationale des Forces de la Révolution et de l’Opposition Syrienne, réunie en Assemblée générale à Istanbul, a procédé à l’élection de Ghassan Hitto comme Premier ministre du « gouvernement provisoire ». Rappelons que ce gouvernement, destiné à prendre en charge en particulier la gestion des régions de la Syrie sur lesquelles l’autorité de l’Etat n’est plus en mesure de s’exercer, sera dissous à la chute du régime. Il sera alors remplacé par un « gouvernement intérimaire », sous l’autorité duquel seront élaborées et adoptées les institutions de la Syrie nouvelle. Au terme de ce processus, sanctionné par des élections présidentielles et législatives, il cèdera lui-même la place à un gouvernement… tout court.
L’annonce de la victoire de Ghassan Hitto a déclenché une campagne d’une virulence sans précédent contre la Coalition Nationale, mais, surtout, contre l’association des Frères Musulmans en Syrie, accusée d’avoir une nouvelle fois imposé ses volontés après avoir pris l’opposition et la Révolution en otages. Ces accusations ont pris une telle ampleur que, renonçant au principe qu’ils s’étaient fixé dès le début du mouvement de protestation – ne répondre ni aux accusations, ni aux critiques, de manière à ne pas exacerber les divergences internes et à ne pas laisser s’égarer l’opposition dans des conflits marginaux ne servant que le régime -, les Frères se sont finalement résolus, au cours des derniers jours, à mettre les choses au point.
L’élection en elle-même ne constituait pas une surprise. Lors de sa création à Doha, le 11 novembre 2012, la Coalition Nationale avait en effet déclaré qu’elle « procédera, après sa reconnaissance internationale, à la composition d’un gouvernement provisoire » (art. 8 de sa déclaration de principes). Quatre mois auront finalement été nécessaires pour permettre à ses membres de se mettre d’accord sur les questions en suspens. Elles concernaient les compétences requises par les candidats à cette fonction, la reconnaissance dont ils devaient bénéficier de la rue syrienne et de la communauté internationale, la taille et le lieu d’installation du futur gouvernement, la forme de ses relations avec la Coalition… Les divergences portaient aussi sur la nature de cette autorité, « gouvernement provisoire », comme agréé dans les principes de la Coalition, ou simple « instance exécutive », comme le suggéraient les Américains, désireux de laisser la porte ouverte à un « gouvernement d’union nationale » susceptible d’inclure des représentants du régime. Le débat a été rendu plus ardu par la contradiction entre la volonté d’une majorité de voir ce gouvernement provisoire s’installer à l’intérieur de la Syrie, dans l’une des régions dites « libérées », et l’incapacité des pays « Amis du Peuple syrien » de lui garantir les deux conditions de sa survie et de son succès : d’une part, les fonds dont il aurait besoin pour répondre aux énormes besoins de la population dans ces zones et au-delà ; d’autre part, la protection contre les raids aériens que le régime ne manquerait pas d’entreprendre contre cette autorité concurrente, pour lui illégitime.
Un temps évoqué, le nom de Riyad Hijab a fait l’objet de discussions, qui ont incité l’ancien Premier ministre à renoncer de lui-même avant les élections. Sa candidature aurait présenté plusieurs avantages : ayant occupé plusieurs postes importants – gouverneur, ministre et chef du gouvernement – au sein des institutions syriennes, il disposait de compétences administratives que la majorité de ses concurrents n’avaient pas ; étant issu du Baath, il aurait offert des garanties, du seul fait de sa présence, aux membres de ce parti non impliqués dans la répression, qui s’interrogent sur leur avenir, leur place et leur participation à la vie publique dans la nouvelle Syrie ; n’ayant rejoint que tardivement les rangs de la Révolution, sa désignation aurait fait comprendre aux hésitants qu’il était encore temps pour eux d’abandonner le régime et de rejoindre le peuple. Mais sa désignation s’est heurtée au refus de ceux qui, sans mettre en doute la sincérité de l’homme et de sa défection, ont mis en avant le discrédit dont il souffrait dans la population. Réelle ou supposée, cette prévention les arrangeait. En tout cas, ils n’ont pas estimé nécessaire de s’adresser à leurs compatriotes pour tenter de la modifier : elle leur permettait de dissimuler leur propre hostilité envers l’ancien « parti dirigeant de l’Etat et de la société ». Les Frères Musulmans comptaient parmi eux. Mais ils étaient loin d’être seuls.
Parmi la dizaine de candidats restant en liste après le retrait de Riyad Hijab, trois noms se détachaient : celui d’un ancien ministre de l’Agriculture, Asaad Moustapha, celui de l’expert économique Ousama Qadi et celui d’un homme d’affaires installé aux Etats-Unis, Ghassan Hitto.
Le premier, plus politique, posait problème aux Frères. Avant d’être ministre dans le 2ème gouvernement de Mahmoud Al Zoubi et, après le « suicide » d’Abou Mouflih, dans le 1er gouvernement de Mohammed Moustapha Miro, il avait exercé la fonction de gouverneur de Hama. Certes, il n’était pas en fonction lors des dramatiques évènements de 1982, puisque c’est seulement en 1985 qu’il avait été nommé au poste laissé vacant par la nomination de Mohammed Harba comme ministre de l’Administration locale dans le 3ème gouvernement d’Abdel-Raouf Al Kasm. Mais son souvenir restait attaché, dans l’esprit de nombreux Syriens, d’une part à la ville martyre au lendemain de la période la plus sombre de son histoire, d’autre part à une fonction synonyme pour eux de malversations et d’enrichissement. Ils ne croyaient pas aux calomnies diffusées sur la toile par l’armée électronique syrienne dès l’annonce du ralliement de l’ancien ministre à la Révolution. Mais ils n’en restaient pas moins convaincus que, dans le système des Al Assad père et fils, où la corruption est l’un des moyens les plus efficaces de neutralisation et de vassalisation du personnel politique, il n’était pas possible qu’il soit resté durant neuf ans en fonction, de juin 1992 à décembre 2001, sans avoir mis la main dans le pot de confiture.
Le second, l’expert en économie Ousama Qadi, bénéficiait d’une opinion favorable au sein du Conseil National Syrien (CNS), principale composante de la Coalition Nationale. Dix jours avant le scrutin, son nom était mentionné par Samir Nachar, représentant de la Déclaration de Damas au CNS, parmi les 3 candidats qui avaient les faveurs de ses camarades. Les deux autres, Burhan Ghalioun et Salem Al Maslat, ne pouvant se maintenir puisque le futur chef du gouvernement devait être choisi hors des rangs de la Coalition, le président du Groupe d’Action Economique syrien voyait un boulevard s’ouvrir devant lui. A la veille de l’Assemblée générale, Ahmed Ramadan, membre du Groupe d’Action Nationale au sein du CNS, le considérait encore comme l’un des deux favoris avec Asaad Moustapha. Mais une surprise ne pouvait être exclue pour plusieurs raisons : d’une part, la procédure, un vote à bulletin secret dont le second tour opposerait les deux candidats arrivés en tête du premier ; d’autre part, « la préférence accordée non pas à une personnalité connue ou médiatique, mais à un homme apte à diriger un gouvernement chargé de répondre aux énormes besoins du peuple syrien, disposant d’un capital d’expérience et pleinement engagé dans les objectifs de la Révolution » ; enfin, les interventions et les pressions effectuées sur la Coalition et sur ses membres par plusieurs puissances étrangères.
De fait, c’est le troisième homme, Ghassan Hitto, qui est sorti du chapeau. Ayant contribué à la création et au fonctionnement du bureau des secours et des aides humanitaires de la Coalition Nationale, il avait démontré en quelques mois que la réputation d’organisateur et de gestionnaire qu’il avait acquise aux Etats-Unis dans ses activités professionnelles et à la direction des organisations créées par lui depuis le début de la contestation n’était pas usurpée. La détention de la nationalité américaine et sa connaissance de l’administration outre-Atlantique n’en faisaient pas pour autant un « laquais des Etats-Unis ».
Ghassan Hitto présentait plusieurs autres avantages. Démocrate et libéral, considéré comme un « centriste » au sein de l’opposition, il est issu d’un milieu conservateur. Il n’a jamais appartenu à l’Association des Frères Musulmans, mais, comme une majorité de ses compatriotes de la communauté sunnite, il est attaché aux valeurs religieuses. Il n’avait pas attendu le début de la Révolution dans son pays d’origine pour prendre des initiatives en faveur de ses coreligionnaires, contribuant par exemple à la création de la Muslim Legal Fund of America, une ONG fondée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 pour assurer la défense des droits civiques des musulmans américains ou résidant aux Etats-Unis. La communauté kurde, à laquelle trois sièges avaient été réservés – sans être encore occupés – au sein de la Coalition Nationale, pourrait voir dans son élection un signal positif. Enfin, la présence de l’un de ses fils, Obayda, au côté des révolutionnaires de Deïr al Zor dès les premières heures du soulèvement populaire, démontrait que son engagement était aussi familial et que la vie de ses enfants ne passait pas pour lui avant celle de ses concitoyens.
A l’approche du vote, ayant constaté que Ghassan Hitto bénéficiait du consensus le plus large, et qu’il disposait en particulier du soutien des activistes de l’intérieur qui avaient déjà perçu les résultats de son action, les Frères Musulmans ont changé leur fusil d’épaule et annoncé qu’ils en faisaient leur candidat. Ils entendaient ainsi assurer au futur Premier ministre la majorité confortable qui renforcerait sa légitimité. Prenant acte du fait que le choix s’orientait vers son concurrent, Ousama Qadi a pris une double décision : il s’est retiré de la compétition et il a lui-même appelé ses partisans à transférer leurs votes sur Ghassan Hitto. S’exprimant peu de temps après le scrutin, il lui a souhaité plein succès, saluant ses qualités et « l’assurant de sa pleine et entière coopération, au service de la Révolution et jusqu’à la victoire ».
Il est erroné d’attribuer son élection aux seuls Frères Musulmans. Certes, seule véritable force politique organisée au sein du Conseil National puis au sein de la Coalition Nationale, ils y disposent d’un poids et d’une influence incontestable. Mais, ils ne sont pas en mesure d’y faire à eux seuls la pluie et le beau temps : ils n’y détiennent pas la majorité et encore moins le monopole de la décision, surtout lorsque celle-ci est prise à bulletin secret. Ils dénoncent les chiffres avancés sur leur représentation au sein de ces instances, exagérés à dessein par l’assimilation à leur association de ceux qui appartiennent à la même famille de pensée – comme Ghassan Hitto… – alors qu’ils n’ont jamais fait partie de leurs rangs ou qu’ils ont pris avec eux leurs distances.
Il est aussi exagéré d’affirmer, comme l’a fait l’opposant Michel Kilo, que « c’est le Qatar qui a imposé Hitto ». Comme les Frères Musulmans et comme une majorité des votants au sein de la Coalition nationale, les autorités qataries se sont ralliées à sa candidature parce que, comme elles l’ont démontré depuis longtemps, soucieuses de ne pas investir à fonds perdus, elles sont davantage intéressées par l’efficacité des hommes que par leur appartenance idéologique. Ceux dont le refrain favori est de dénoncer aujourd’hui le soutien que Doha « apporte » aux islamistes en général et aux Frères Musulmans en particulier, oubliant que ce sont les Syriens qui détermineront seuls demain, lors d’élections pluralistes, libres et honnêtes, quel rôle ils veulent leur voir jouer ou ne pas jouer dans la Syrie future, ne doivent pas avoir la mémoire courte. Ce n’est pas parce qu’il est « islamiste » mais efficace que le Qatar a confié à l’ancien député palestinien – chrétien… – à la Knesset, Azmi Bichara, la direction de l’Arab Center for Research and Policy Studies créé en 2011. Ce n’est pas parce qu’il est « islamiste » mais efficace et compétent qu’il a nommé le chercheur alépin Mohammed Jamal Barout, un ancien baathiste jadis proche des autorités de son pays, à un poste de bibliothécaire et de chercheur dans ce même centre.
Ceux qui ont estimé opportun de souligner le ralliement du Qatar à la désignation de Ghassan Hitto, auraient dû aussi signaler, pour ne pas donner l’impression de dissimuler un autre volet de la réalité, que, de son côté, l’Arabie saoudite avait mené campagne jusqu’à la dernière minute en faveur de l’ancien ministre Asaad Moustapha. Cette compétition de coulisses amène à se demander si c’est pour dénoncer les « pressions » du Qatar que quelques membres en vue de la Coalition se sont retirés avant le vote, ou pour ne pas être impliqués dans une décision qui fâchait les autorités saoudiennes dont elles partagent les convictions. On observera que le président de la Coalition, qui estimait, comme les Américains, que l’élection d’un Premier ministre et la mise en place d’un gouvernement provisoire étaient « inopportunes » et « prématurées », n’en a pas moins participé au vote. On se réjouira de constater à cette occasion que, pour lui au moins, le respect des procédures démocratiques passe avant la satisfaction de ceux dont, sans être l’ami, il partage certains des points de vue.
Le général Salim Idriss, chef du Haut Commandement militaire conjoint de l’Armée Syrienne Libre (ASL), qui avait affirmé à la veille du scrutin le « soutien de ses forces au gouvernement provisoire », s’est ultérieurement montré plus réservé sur la désignation de Ghassan Hitto, arguant du fait qu’une élection, même avec une confortable majorité de 35 voix contre 7, ne procurait pas au Premier ministre la légitimité que lui aurait conférée la désignation par consensus qui avait sa préférence. Qu’il se soit exprimé ainsi par conviction personnelle ou par souci de ménager les susceptibilités de ceux qui approvisionnent ses forces en matériels militaires, son hésitation ne devrait pas avoir de conséquences sur les relations à venir entre les combattants qu’il contrôle et le gouvernement provisoire. Qualifiée de personnelle et hâtive, sa décision a toutes les chances d’être bientôt amendée par l’état-major de l’ASL.
Dans une intervention au terme de l’élection de Ghassan Hitto, le président de la Coalition a tenu des propos très clairs. Indiquant que « la mise en place d’une administration s’étant imposée, des discussions se sont déroulées durant des semaines et des mois à l’intérieur de la Coalition, comme cela se passe partout dans le monde, pour donner forme à ce projet et lui trouver une solution… Après des échanges et des divergences de vues, habituelles dans les parlements les plus démocratiques, le choix de la majorité de nos frères s’est finalement porté sur notre ami Ghassan Hitto comme chef du gouvernement provisoire. D’ici quelque temps, lors d’une autre réunion, il soumettra au vote son programme d’action et les ministres qu’il aura choisis ».
(A suivre)
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