Le mouvement de contestation populaire ne semble pas s’essouffler, mais plutôt se maintenir au Liban. Peut-il tenir la route et constituer une force de pression suffisante pour faire changer la vie publique libanaise ? Est-il en mesure, comme le clament plusieurs organisations participantes, d’effectuer un changement radical du régime communautaire afin que le Liban se sécularise un peu plus et secoue le boulet confessionnel que chacun porte sur ses épaules depuis sa naissance ? Rien n’est moins certain. L’establishment politique et confessionnel est sans doute désarçonné mais il n’a pas dit son dernier mot ; il est même permis de penser qu’il ne se laissera pas déborder aussi facilement.
Si le mouvement populaire ne parvient pas à produire du politique, à se doter de leaderships, d’une vision et d’une stratégie, il est à craindre qu’il risque de s’essouffler. Plusieurs dangers le guettent.
Il y a d’abord l’erreur d’appréciation qui consiste à séparer, au sein du même peuple libanais, une « société civile » opposée, par nature, à une « société politique » ou, plutôt « politico-confessionnelle ». Quand on regarde ladite société civile, on remarque son extrême diversité en ce qu’elle est composée de plusieurs ONG (Organisations Non Gouvernementales). Cependant, une ONG est un organisme ayant la personnalité morale, certes, mais qui ne peut prétendre avoir une représentation démocratique. Une ONG ne représente que ses membres même si elle constitue un groupe de pression efficace. La vraie « société civile » se dit « communauté politique », c’est-à-dire l’ensemble des citoyens d’un lieu ou d’une cité. Au sein de la communauté politique, il n’existe pas un groupe particulier qui se consacre à la conquête du pouvoir et la gestion des affaires publiques. A trop vouloir insister sur la dichotomie illusoire « société civile v/s société politique », le mouvement risque de se stériliser lui-même, à moins de devenir une authentique force de changement en produisant du politique.
Il y a ensuite la force d’inertie redoutable du système communautaire libanais. On a entendu, durant la manifestation du 9 septembre, une proposition pour le moins surprenante. « Que les chefs religieux se réunissent entre eux, et qu’ils élisent un président de la république. On n’en peut plus de cette crise ». En dépit de son innocence, une telle opinion révèle un manque total en culture politique, d’une part, ainsi qu’une vision curieuse de la société libanaise qui ne serait qu’un ramassis de groupes religieux sous l’autorité de leurs autorités institutionnelles respectives, d’autre part. Toute la vie publique se résumerait en une interminable séquence de mésententes religieuses dont la régulation s’appelle « vie politique ». Si le mouvement populaire ne parvient pas, coûte que coûte, à se séculariser réellement et se libérer de l’emprise des groupes confessionnels, on n’a pas besoin d’être prophète pour prédire sa fin toute proche.
Mais il y a aussi et surtout les redoutables moyens de réponse de ce que Jean-Pierre Filiu appelle les « nouveaux Mamelouks » pour parler des régimes militaires dictatoriaux ainsi que des mafias sécuritaires qui dominent les peuples de l’Orient. Imitant le Dr Frankenstein, ces « janissaires » se sont acharnés, depuis le milieu du XX°s à éliminer toute contestation démocratique, par tous les moyens possibles, y compris par la création, et/ou la facilitation en sous-main, de mouvements contre-insurrectionnels jihadistes. On se souviendra du rôle pervers joué par les services secrets du régime militaire algérien dans l’émergence du GIA de sinistre mémoire, précurseur durant la décennie 1990 des horreurs de Daech/EI. Les dictatures arabes, ainsi que le régime iranien des Mollahs, demeurent indéfectiblement hostiles à toute forme d’expression démocratique. L’élection récente du maréchal Sissi à 97% des voix et celle de Bachar à seulement 89% constituent un parallèle saisissant.
En la matière, Bachar n’a fait qu’appliquer une recette simple mais efficace. Aidé par Moscou et Téhéran, une bonne propagande et d’autres alliés, il lui a suffi, tel Frankenstein, de créer un monstre hideux (Daech) contre-insurrectionnel. La créature est vite devenue encore plus cruelle et plus hideuse que ses géniteurs, ce qui a facilité le fait de convaincre le monde que le tyran sanguinaire est la meilleure option pour la Syrie. On voit devant nos yeux les résultats efficaces d’une telle « stratégie du double ennemi », conçue pour détruire l’opposition populaire. Le monde accourt pour se concilier les bonnes grâces des pyromanes-pompiers que sont les régimes de Téhéran et de Damas, sans oublier Moscou.
Ceci pose la question suivante : le Frankenstein-Mamelouk libanais, ou Hezbollah, voit-il d’un bon œil l’actuel mouvement populaire de protestation ? Rien n’est moins sûr. Certains veulent voir en sous-main la manipulation du mouvement par la milice iranienne et ses tentacules sécuritaires. Ce serait méconnaître la nature totalitaire et la volonté d’airain d’une telle idéologie. Un tel mouvement de contestation populaire, transcommunautaire, est sa propre antithèse et pourrait, à moyen terme, la déstabiliser auprès de sa base.
Sommes-nous, dès lors, à la veille d’une recrudescence d’actions violentes de type jihadisme-islamiste-sunnite ? Si oui, le pyromane aura, une fois de plus, réussi son pari stratégique d’empêcher toute citoyenneté, toute pacification, tout dialogue, tout vivre-ensemble au Liban.
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*Beyrouth
L’Orient-Le Jour