« Quand une femme se dénude,
elle se revêt de pudeur. »
Plutarque
Elle est indiscutablement belle Rima, la petite Libanaise de Srifa. Le charme et la séduction qui se dégagent de son corps de déesse n’ont d’égal que la joie de vivre qui brille dans l’éclat de ses prunelles. Pauvre Rima dont le corps admirable, reconnu le plus beau des États-Unis, la transforme en une double paria culturelle : dans son pays d’origine et dans son pays d’adoption. Rejetée aux États-Unis au titre de son appartenance à la confession « chiite » qui la rend automatiquement assimilable au Hezbollah, elle est stipendiée par ce dernier parce qu’elle a accepté la règle du jeu qui l’a menée à être élue Miss USA. Dans les deux cas, les inquisiteurs de tout bord stigmatisent Rima au nom de « valeurs » collectives d’une société et s’approprient ainsi le corps de la belle sans que cette dernière puisse dire quoi que ce soit. Sans le savoir et sans le vouloir, la petite Rima de Srifa se trouve ainsi affublée de deux corps culturels diamétralement opposés l’un à l’autre.
Le corps exhibé d’Aphrodite et de Cybèle : déesses de l’Olympe
Il est aisé de comprendre que la culture techno-financière dans laquelle nous vivons a définitivement transformé l’homme en « chose ». Rima, en tant que Miss USA, a donc accepté d’être une « chose » parmi d’autres. Elle entre ainsi dans l’horizon d’une culture qui a atteint le niveau prélogique, celui de la tyrannie de la « vérité sociale inconsciente » (Foucault).
Couvert ou dénudé, le corps féminin est la conquête par excellence du tout-puissant pouvoir de l’ordre patrimonial et patriarcal. Il est porteur et il manifeste tous les stigmates des névroses sociales, d’Orient et d’Occident. Le déshabillage et la chosification de la nudité de la femme en Occident sont allés de pair avec la puissance montante des ligues féminines, notamment américaines. L’ordre établi veut que la femme s’exhibe ? D’accord ! Mais, en même temps, et par « stratégie inconsciente du Sujet » (Foucault), elle se protège contre l’agressivité libidinale du mâle en émasculant culturellement ce dernier. Tel est en tout cas l’effet du tout-puissant féminisme occidental et de la gender culture.
La nudité de la déesse peut avoir deux lectures. La première, externe, considère le corps comme un simple objet porteur des signes et des valeurs d’une culture : Aphrodite est l’objet du désir d’Éros. La deuxième, par contre, est interne ou subjective, elle appartient en propre à l’intimité même de la personne dont le corps est ainsi chosifié. Par stratégie, Aphrodite se métamorphose alors en la déesse-mère Cybèle sur laquelle le jeune Attis répand son sperme en se masturbant. Furieuse, Cybèle le frappe de folie. Attis s’enfuit et s’émascule lui-même. De son sang naît le pin parasol.
En condamnant la jeune Rima au nom des valeurs d’un ordre établi particulier, le représentant du Hezbollah, Hassan Fadlallah, a clairement exprimé les enjeux de ce qui apparaît superficiellement comme un conflit culturel. Après tout, le voile ou le « hijab / niqab / burqa » de la femme musulmane moderne est, lui aussi, un masque stigmatisant le corps de la femme au nom d’un ordre établi à la fois patrimonial et patriarcal, totalisant et totalitaire À son tour, ce morceau d’étoffe définit la femme comme « chose » que les forces normatives, celles de la « vérité sociale inconsciente », s’approprient et marquent de leur puissance en s’appropriant son corps.
Le corps caché et protégé de Perséphone : déesse des enfers
Une lecture externe permet d’affirmer que le voile de la femme musulmane appartient effectivement au même registre que les différents stigmates des modes vestimentaires même lorsque ces dernières mettent le corps à nu. Mais on peut aussi appliquer au même voile, une lecture interne, c’est-à-dire du dedans. Dans ces conditions, le voile est un « champ stratégique ». La femme voilée accepte sa condition et manipule le stigmate à son avantage. Par un double jeu de renversement, Aphrodite devient alors Perséphone ou Hécate, la déesse-mère des enfers. Derrière le tchador ou la burqa, la femme se défend contre l’agressivité libidinale du mâle, et en l’infantilisant. Le stigmate devient alors subjectivement, du dedans, le signe visible du tabou de l’inceste. Une telle lecture me paraît historiquement autorisée car, après tout, dans les harems des sultans, la patronne incontestée des lieux était, non pas la première épouse, mais la mère, la Validé Sultane (walidat al-sultan). C’est cette dernière qui régnait sur l’univers féminin et libidinal de son fils, de son héros : le maître du monde.
L’enjeu du tchador/burqa est éminemment politique et citoyen. Ne pouvant protéger son individualité et son autonomie au sein d’un « espace public » lui garantissant ses droits fondamentaux de personne humaine, la femme stigmatisée n’a d’autre issue que d’instrumenter le stigmate lui-même. Le voile devient un écran protecteur derrière lequel elle protège une fonction maternelle dominante au sein de « l’espace privé ». À cause de la congruité de l’espace public, la femme musulmane contemporaine accepte de plein gré le port de ce voile qui protège l’espace privé de sa propre individualité. Dans une telle lecture politique, l’intelligibilité du voile résiderait soit dans l’absence de l’espace public, soit dans sa non-perception ou encore dans le refus culturel de tout espace public non islamique. C’est ce que dit Hassan Fadlallah.
Conclusion
Les rapports entre la nudité et le port du voile, d’une part, et l’ordre établi d’autre part sont un sujet inépuisable. Deux registres de lecture doivent demeurer présents :
– D’un point de vue « du dehors », il s’agit d’un signe, semblable à tous les stigmates qui marquent l’emprise d’une culture ou d’une mode sur le corps.
– Mais d’un point de vue « du dedans », il s’agit d’une ruse ou d’un champ stratégique du Sujet. Le tchador/hijab/burqa/niqab aurait un statut quasi-identique, dans son effet infantilisant, à celui du discours des redoutables ligues féminines nord-américaines.
L’Orient Le Jour