Au tout début, c’était l’indifférence blasée de ceux qui ne se sentaient pas concernés. Des années après, l’indifférence a mué en appréhension confuse. La menace était devenue perceptible pour certains, mais restait vague et indéfinie pour le grand nombre. Aujourd’hui, les Libanais commencent à se réveiller de leur torpeur, mais découvrent en même temps que le parti chiite armé est sur le point d’hypothéquer durablement l’avenir de leur pays.
Certes, on peut ratiociner à l’infini sur l’enjeu des élections et sur ce qui adviendrait en cas de victoire du Hezbollah, mais ce serait perdre de vue que le processus qui a conduit le parti khomeyniste à légitimer son discours et à sanctuariser son État dans l’État, lui a déjà permis d’acquérir les moyens lui permettant d’infléchir à sa guise la politique du pays. Les pessimistes radicaux diront que ce processus est devenu quasiment irréversible et que le Liban ne pourra plus jamais revenir aux équilibres d’antan.
La France et la Grande-Bretagne ont déjà fait savoir qu’elles respecteront le résultat des urnes. En termes clairs, cela signifie qu’elles s’accommoderont volontiers d’une victoire du Hezbollah. Ce dernier a lui-même pris les devants en offrant d’ores et déjà la minorité de blocage à ses adversaires dans le futur gouvernement. La manœuvre est habile, elle fait d’une pierre deux coups, amadouer les moins récalcitrants parmi eux en les associant à la cogestion du pays et garantir surtout la bienveillance des puissances européennes et à travers elles des États-Unis qui pourront maintenir leur position de principe pour ce qui concerne le « terrorisme » du Hezbollah tout laissant à leurs amis européens le soin de « gérer la situation ».
L’Arabie Saoudite s’active elle aussi et reconfigure ses positions afin de parer à toute éventualité. Son jeu consiste à « fermer » les trois « capitales » sunnites du pays dont elle veut s’assurer l’allégeance sans partage et à maintenir assez de souplesse pour pouvoir s’adapter en cas de victoire de l’opposition. D’où le rapprochement forcé entre Saad Hariri, Najib Miqati et Mohamad Safadi et d’où la candidature de Fouad Siniora à Saida. Ceci lui permet, d’une part d’éliminer les « brebis galeuses » un peu trop marquées par leurs amitiés syriennes (Omar Karamé à Tripoli et Mustafa Saad à Saida), et d’autre part de jouer le cas échéant l’un ses « jokers œcuméniques » (Miqati ou Safadi) lors de la formation du nouveau gouvernement.
La Syrie et l’Iran se frottent déjà les mains et ne manqueront pas de pavoiser même en cas de victoire de courte tête. Dans le combat titanesque qui les oppose à leurs adversaires locaux, régionaux et internationaux, l’obtention par leurs alliés de la majorité au Parlement pèsera lourdement dans le grand marchandage qui ne tardera pas à s’ouvrir immédiatement après les élections libanaises et iraniennes.
Quant aux ectoplasmes du 14 mars, ils n’ont jamais réussi à maintenir la moindre cohésion qui leur permette de mener une campagne victorieuse, et s’ils réussissent par miracle à garder leur majorité au Parlement, ils se disperseront aux quatre vents en cherchant à s’assurer à qui mieux mieux une meilleure part du nouveau gâteau à partager.
Pour le parti khomeyniste libanais (comme pour tous les partis islamistes), la démocratie n’est point un système global de valeurs universelles et immuables. C’est un instrument, un moyen conjoncturel au service d’une fin conjecturée. C’est pour cette raison qu’il n’a jamais cherché à prendre le pouvoir par la force bien que techniquement il en était capable. Son projet est tout autre, plus perfide et nettement plus efficace. S’il était capable d’amener l’État à reconnaître la légitimité de ses armes, d’adopter sa vision des choses et d’investir en douceur les institutions étatiques, il aurait atteint ses objectifs.
En discutant de l’enjeu des élections, les Libanais feignent d’ignorer que les objectifs énumérés plus haut ont bel et bien été atteints et qu’ils sont devenus irréversibles. Si l’on ajoute à cela la minorité de blocage que le parti khomeyniste brandit comme une épée de Damoclès, on comprendra que dans un cas comme dans l’autre le Hezbollah dispose déjà de tous les moyens pour hypothéquer l’avenir du pays.